Histoire De France 1715-1723 Volume 17
Pourquoi la janséniste, la petite marchande, s'enfonce-t-elle derrière son comptoir? Pourquoi la jeune femme de chambre n'entend-elle plus sonner sa dame? La voilà comme folle. Elle pleure sans pouvoir s'arrêter. «Qu'as-tu?—Rien.»—Mais la dame, sous son fichu, lui trouve sa Manon , qu'elle lui a dérobée.
Ce livre tout petit s'adresse à un grand peuple (bien nombreux, car c'est tout le monde), celui des amoureux. Il est seul sans partage, jusqu'à la Julie de Rousseau,—donc, pendant plus de trente années. La Julie , à son tour, qui régnera autant, ne pâlit qu'en présence de Paul et Virginie . Chacun de ces trois livres est une ère nouvelle, une révolution dans les mœurs.
L'amour est grand au XVIII e siècle. À travers le caprice désordonné et la mobilité, il subsiste adoré, et surtout admiré. Il n'a pas la fadeur des Astrées, des Cyrus. Il est fort et réel, et il semble une religion, accrue des ruines de l'ancienne. La corruption même croit «qu'il est une vertu.» Le plus gâté est fier s'il a la bonne fortune d'avoir cette belle maladie: de tomber amoureux.
Est-ce pour rire? non, on se dévoue. Aux épidémies meurtrières, surtout quand le fléau du temps, la petite vérole, saisit la dame, l'amant ne cède la place à personne, donne congé au mari, s'enferme seul avec la malade pour vivre ou pour mourir. Dévouement dont la femme montre encore plus d'exemples. La pluslégère est fidèle à la mort; elle se remet à aimer son mari et s'enferme avec lui quand même .
Il y a de tout cela dans Manon , mais il y a autre chose. Est-ce bien l'âme de la Régence qu'elle exprime, comme on le croit communément? Dans ce torrent de passion, trouble de larmes (hélas! aussi de boue), trouve-t-on pour se relever par moments le vif élan d'esprit, l'essor vers l'avenir, qui caractérise l'époque dans les Lettres persanes ? Non, nul amour de la lumière. Cette désolée Manon regarde moins l'aurore que le couchant. Elle appartient surtout à la fin de Louis XIV. C'est un livre amoureux, libertin, catholique. Son chevalier, s'il pouvait autre chose qu'être amoureux, serait, comme maint autre héros de son auteur (l'abbé Prévost), homme de la cour de Saint-Germain, un aventurier jacobite.
C'est la chose essentielle et capitale qu'on n'a pas dite. Le petit chevalier Desgrieux et Manon, les deux enfants qui arrivent de leur pays, lui à dix-sept ans, elle à quinze, et qui se trouvent si vite au niveau de la corruption de Paris, ne peuvent lui devoir leur précocité pour le vice. Débarqués peu après la mort du Roi, ce n'est pas la Régence, ce n'est pas le Système qui les font si gâtés déjà. Ils sortent uniquement de l'éducation de province. Ils ont été élevés en maisons nobles. Lui, fils d'un gentilhomme assez considérable, puisqu'il a des gentilshommes pour serviteurs. Elle, malgré son petit nom de Manon, elle est sœur d'un garde du corps, donc de bonne famille et très-certainement demoiselle .
Ils sont tout à l'image du bon Prévost. Malgré tousleurs désordres, ils ont un fond religieux qui revient bien fort à la fin, puisque dans leur établissement en Amérique, ils ont absolument besoin du Sacrement. Mais ce fond religieux n'a pas eu grand effet moral sur leurs débuts. À quinze ans, la petite est déjà «expérimentée.» Et cette expérience lui fait suivre sans hésitation (après deux mots de compliments) un garçon inconnu. Lui, plus passionné, moins naturellement corrompu, comme il passe vite cependant du séminaire au tripot, à l'escroquerie! «Mais c'est qu'il aime, dit-on, et il va à l'aveugle.» D'accord, mais l'amour même serait plus fortement marqué si l'honneur, la religion luttaient un peu, du moins afin d'être vaincus. Mais ces principes sont si morts, parlent si peu, que l'amour n'a pas même à vaincre.
L'auteur et le héros, c'est le même homme, au jugement de la critique sérieuse. Le livre n'a rien d'une fiction. Cela ne s'invente pas. Prévost, auteur lâche et diffus, ici, sous l'aiguillon d'un sentiment très-personnel, a trouvé une force et une simplicité terribles. Ce n'est pas du génie. C'est bien plus, c'est nature, douleur, honte, amour, volupté amère, désespoir ... Le cœur est percé.
Il n'a pas fait comme Rousseau. Il ne s'est pas nommé dans sa confession. Et je crois qu'il en a souffert. Tel qu'il fut, il aurait trouvé un sensuel bonheur à signer son histoire d'amour, à écrire que c'était bien lui qui
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