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Histoire De France 1715-1723 Volume 17

Histoire De France 1715-1723 Volume 17

Titel: Histoire De France 1715-1723 Volume 17 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jules Michelet
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pas vu les dames de près. Cette irrésistible Manon n'est qu'une fille, pas même le moderne camellia . Elle parle lourdement des besoins de la vie, des piéges qu'elle va tendre, «de ses filets.» Elle badine désagréablement sur les méprises de la faim: «Je rendrai quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d'amour,» etc. Ce positif cynique fait froid. Mais sa facilité à enfoncer des pointes dans le cœur saignant fait horreur. Quand cela va jusqu'à lui envoyer une fille «pour le désennuyer,» tenir sa place au lit! la fureur de l'infortuné, l'explosion de son désespoir, dépassent les effets que l'auteur a vouluproduire. On est dégoûté, indigné, mais plus irrévocablement que le héros. Manon est sans retour flétrie; elle s'est jugée elle-même.
    Les critiques ont remarqué avec raison, comme grande originalité du livre, la parfaite sécurité de Manon à chaque chute. Mais ils ont tort de l'appeler «une fille incompréhensible .» Cela ne se comprend que trop. Elle connaît son amant. Elle n'ignore pas, l' innocente , que le péché lui va, qu'elle en est plus jolie, aimée, désirée davantage. C'est le mot immoral de tel poète à son infidèle: «Tu sais que je t'en aimai mieux.»
    L'amour certainement y est aveugle et violent. Mais dessous on démêle aussi quelque chose de bien gâté, de dépravé. Avec l'odeur de séminaire, de tripot, d'hôpital, il y en a une autre encore. «Expérimentée» dès quinze ans, et formée spécialement par certaine éducation (qu'on comprend moins en pays protestant), Manon n'est pas tant ignorante. D'instinct au moins, elle connaît «les grâces de la chute,» combien une jeune Madeleine est embellie «de son indignité,» attendrissante de faiblesse et de honte.
    Le chevalier abbé, la fleur de Saint-Sulpice, qui y a passé de si belles thèses, n'a pas perdu son temps. Il connaît ces fins fonds mystiques, tout ce que la théologie peut prêter à l'amour. Quand Manon le tire du séminaire, il se sent, dit-il, emporté d'une délectation victorieuse . Mais la délectation semble augmenter à mesure que Manon, plus souillée, devrait inspirer répugnance. Cet attrait de corruption, cette amère volupté, mêlée de désir et de jalousie, comme une eau-forte,va creusant dans une âme malade et malsaine. Le progrès est marqué de pardon en pardon. Elle avoue, se confesse. Elle pleure, demande grâce. Et toujours le vertige augmente. À la troisième fois (coupable, jusqu'à cet outrage de lui envoyer une fille!), à genoux, à discrétion, «elle a peur,» mais reste à genoux, attend son châtiment. D'où il résulte que c'est lui qui défaille, qui n'en peut plus, et tombe. Elle a vaincu! Elle est si touchante, abaissée dans cette attitude d'esclave, et elle dépend tellement.
    La passion est au comble? Non. Car elle augmente encore quand il la suit en sa dernière misère, enchaînée par le corps aux filles sales et dans la même ordure. Là, mise à leur niveau, flétrie des corrections de l'Hôpital, éteinte et fanée, l'œil fermé, n'osant regarder même, par la honte elle enfonce le dernier dard d'amour.
    On pleure. Et on est furieux de pleurer. Ce qui dépite, choque, et plus que la dépravation, c'est le singulier amour-propre qui subsiste avec tout cela. Il fait très-bien entendre que Manon a été (comme toute fille perdue) corrigée à la Salpêtrière, et il a soin de dire que lui, il ne l'a pas été à Saint-Lazare. Sa naissance l'en a dispensé.
    Cette naissance lui fait tenir un étrange propos. De sa mortification même à Saint-Lazare, il tire occasion pour se relever, se croire «au-dessus du commun des hommes,» se ranger dans l'élite des caractères plus nobles «dont les idées, les sensations passent les bornes de la nature. Ces personnes ont le sentiment d'une grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire,etc.» Quoi de plus pitoyable? On sent combien la sotte éducation du petit gentilhomme de séminaire l'a mis hors du bon sens, de toute idée du vrai, et l'a sans retour perverti.
    Une chose plus habile, dans Prévost, fort adroite, c'est de n'avoir pas fait le portrait de Manon, d'avoir laissé flotter vaguement son image, de sorte que chacun fait la sienne. À certains traits pourtant, «ces yeux fins, languissants,» on n'a pas de peine à se rappeler qu'on l'a vue dans Watteau. Ce grand peintre qui meurt justement cette même année (1721), n'a pas pu lire Manon, mais à chaque instant il l'a vue dans

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