Histoire De France 1715-1723 Volume 17
la vie, ne s'est pas lassé de la peindre.
On a dit trop légèrement que son modèle est l'Italienne. Presque toujours c'est la Française. L'Italienne est toute autre de deux façons, ou par la beauté pleine, régulière, harmonique, ou par l'agitation excessive et gesticulante. La fille que Watteau nous donne, beaucoup plus gracieuse, n'est que doux mouvement; elle ondule, comme l'air et l'eau, se meut sans se mouvoir. Fine ou d'esprit ou de misère (mal nourrie dans l'enfance, et maltraitée plus tard?), elle pique, mais elle touche. On voudrait bien la rendre heureuse. Hélas! il n'y a pas beaucoup de prise. Elle aime peu. Sa jolie tête est tout. Du cœur, du corps, peu de nouvelles.
Est-ce Manon? oui, le plus souvent, Mais Watteau qui a sa noblesse, qui est toujours exquis dans une délicatesse que Prévost n'a connue jamais, Watteau l'a donnée moins flétrie.—Chose curieuse, l'abbé qui ne parle que de grand monde, qui se croit homme de qualité , tombe volontiers dans le vulgaire, par le bavardage étourdi, la sentimentalité triviale. Watteau, le fier rapin, sans vanité que de son art, est toujours noble, quoi qu'il fasse, par la finesse singulière, la pointe aiguë de son génie.
Nul avant lui, nul après lui, n'a pu représenter un mystère singulier de grâce et de mouvement: «Comment le Français marche.» Dès son premier tableau, où vous voyez sous la pluie dans la boue (lestement, comme au bal), marcher un bataillon de nos maigres soldats, on sentit que lui seul, le plus nerveux des peintres, avait surpris, saisi les adresses invisibles, les rhythmes variables de cette chose inconnue: «le pas.»
Dans le plus grossier même, il est exquis encore. Ses mendiants sournois, observateurs, obliquement loustics, plus dangereux peut-être que les brigands de Salvator, on le sent bien, joueraient cent rôles, depuis le vol de poules, jusqu'à l'assassinat. Rien du peuple. Au besoin ce seront messieurs les escrocs.
Cette puissance de peindre l'esprit, et l'invisible même, plaisir délicat, mais si vif, doit user, mordre à fond. Il rend son homme indifférent à tout le reste et dégoûté. Il en fait un mélancolique, dédaigneux des joies de nature. Watteau, fort sensuel d'idées, ne l'est guère en peinture. Il fuit l'obscénité. Elle alourdirait son pinceau. Aux sujets charnels, il élude. Dans son Voyage de Cythère que ces gentilles pèlerines, si jeunes, font pour la première fois, il reste au départ même. Il n'en peint que l'espoir, le rêve. Il va les embarquer, et il ne quitte pas le rivage.—Autrene fut sa vie, un incessant départ, un vouloir, un commencement.
Il atteint l'innocence quelquefois, à force d'esprit, le tragique souvent, une fois même aussi le sublime. Exemple: le bouffe italien, qu'il peint à tous ses âges, le grand Gilles . Au dernier triomphe, écrasé de succès, de cris et de fleurs, revenu devant le public, humble et la tête basse, le pauvre Pierrot un moment a oublié la salle; en pleine foule, il rêve (combien de choses! la vie dans un éclair), il rêve, il est comme abîmé ... Morituri te salutant . Salut, peuple, je vais mourir.
Watteau meurt pauvre. On l'eût étouffé d'or, s'il avait plié son génie. Protégé (même aimé) des rois de la finance, qui voulaient le loger chez eux, il voulut être seul, libre et triste à son aise.
Triste de quoi? De l'art d'abord. Il croyait ne pas le savoir, ne sachant pas l'anatomie,—ignorant le dessous qui permet de mouvoir, de transformer en tout sens le dessus.
Je le crois triste aussi de ce qu'il sent la vie du temps. Quel misérable peuple! il n'a presque jamais que des maigreurs à peindre. Ces femmes si jolies, ce sont (comme disait un roi matériel de Madame Henriette), ce sont de jolis «petits os.»
Le Système, la fièvre d'argent le dégoûtait, et il s'était enfui en Angleterre. Il y gagna le spleen. Puis la débâcle l'assomma. Le monde lui parut une impasse. Voilà ce que nous avons à chaque instant le tort de croire. S'il avait vécu quelques mois, il eût lu les Lettres persanes , eût senti la nouvelle aurore, trouvé lesouvertures, les perspectives qu'il cherchait, en un mot: causa vivendi .
Il meurt à trente-sept ans. Le très-noble chagrin du génie arrêté qui n'a pas rempli son destin, est superbement indiqué dans son portrait unique, dans la belle gravure du bocage, où on le voit debout, les pinceaux à la main, près de l'intime ami qui est assis. Ils ne se disent rien.
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