Histoire De France 1715-1723 Volume 17
le cours, et jouent les yeux ouverts,—ces gens d'en haut doivent bien rire des prétendus hasards de la rue Quincampoix. Au fond, c'est l'amusement barbare du XIV e siècle, la farce des tournois d'aveugles dont onrégalait Charles VI ou Philippe le Bon. On riait à mourir de voir ces vaillants imbéciles, fiers de leurs longs gourdins, n'y voyant goutte, d'autant plus furieux, se cherchant à tâtons, parfois frappant dans le vide, ou assommant la terre, parfois s'assénant d'affreux coups et se tuant à coups de bâton.
Les habiles de toutes provinces et de tout pays de l'Europe, sans compter nos Gascons, Dauphinois, Savoyards, avaient pris poste de bonne heure, avaient loué toutes les boutiques pour y tenir bureau. Le long de l'étroite rue (telle aujourd'hui qu'elle fut) se heurtait, se poussait par le ruisseau la foule des acheteurs, vendeurs, troqueurs, spéculateurs, dupes et fripons. Point de seigneurs, mais force gentilshommes, force robins, des moines, jusqu'à des docteurs de Sorbonne. Nulle pudeur, la fureur à nu; injures, larmes, blasphèmes, rires violents. Ajoutez les imbroglios. Tel abbé, pour billets de banque donne des billets d'enterrement. Telles dames se jouent elles-mêmes, actions incarnées, et payent en mères et filles . Quand la cloche du soir ferme la rue, cette effrénée babel s'engouffre bouillonnante aux cafés, aux traiteurs des ruelles voisines, aux joyeuses maisons où les espiègles demoiselles soulagent le gagnant de son portefeuille.
Sauf le joueur volé ou le blême rentier, Paris était fort gai. Trente mille étrangers qui étaient venus jouer, dépensaient, achetaient et ne marchandaient guère. Les spectacles ne manquaient pas. On épurait Paris en faveur du Mississipi. Les galants cavaliers de la maréchaussée enlevaient poliment les demoiselles, «de moyenne vertu,» qui devaient peupler l'Amérique.Des vagabonds, en nombre égal, ramassés dans les rues ou tirés de Bicêtre, devaient partir en même temps. Tout cela exécuté avec une violence, une précipitation légère, des facéties cruelles.
Le Régent n'aimait pas les larmes, et ces scènes de désespoir eussent fait tort au mouvement des affaires. Il voulut que ces demoiselles, ces pauvres diables s'amusassent avant de quitter Paris. Elles furent mariées sommairement. À Saint-Martin des Champs, on mit les malheureuses en face de la bande des hommes. Parmi ces inconnus, mendiants ou voleurs, elles durent choisir en deux minutes, sous l'œil paternel de la police, se marier en deux temps, comme on fait l'exercice. Puis soûlés et lâchés dans la vaste abbaye. Dans cet état, les pauvres immolées, avec des rubans jaunes pour couronne de mariage, furent promenées, montrées, pour qu'on vît combien les partants étaient gais. Barbare exhibition. Elles riaient, pleuraient, parmi les quolibets, chantaient pouille au passant, la mort au cœur, sentant ce qui les attendait.
Temps joyeux. Les morts mêmes n'étaient pas dispensés d'être de la partie. Au 20 septembre, lorsque après une baisse de deux jours reprit la hausse, trois joueurs la fêtèrent toute la nuit à se soûler. Il n'y avait pas moins qu'un parent du Régent, le jeune Horn (Aremberg). Le matin, plus qu'ivres, un peu fous, passant au cloître de Saint-Germain l'Auxerrois, ils voient un corps exposé sous la garde d'un prêtre que le clergé va venir relever. Ils demandent quel est l'imbécile qui se laisse mourir à la hausse.—«Le procureur Nigon.»—«Attends, attends, Nigon! Nousallons te tirer de là. Laisse ton corbeau, ta prison, et viens boire avec nous.» Chandeliers, bénitier, bière, cadavre, tout est jeté sur le pavé. Le clergé arrivait. Le mort est porté dans l'église. On commence le De profundis . Mais au seuil de l'église, Horn chante un Arrêt du Conseil. On va chercher la garde. Elle n'ose venir. Le lieutenant de police veut un ordre du Palais-Royal. On y court.
La chose racontée au Régent lui parut trop plaisante. Il rit. Nos trois fous en furent quittes pour boire huit jours à la Bastille.
Le Régent, ivre chaque soir, ne veut pas l'être seul. Il supprime la taxe du vin.
Law se fait adorer. Il rembourse, bon gré, mal gré, chasse les inspecteurs du pain, du porc, de la marée, du bois et du charbon, etc., qui levaient de gros droits.
Vrai Parisien, l'auteur du précieux Journal de la Régence s'arrête ici, s'épanouit. Paris nage dans l'abondance des vivres, fait fête au cochon, au poisson.
C'est
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