Histoire De France 1724-1759 Volume 18
greffier de le publier, écourté, avec un précisinexact, faux, de la vie de Damiens, que tous les historiens ont religieusement copié.
Les nombreux témoignages qu'on n'a pu supprimer, et qui se lisent en ce volume du greffier, quoique mutilé, m'ont permis de refaire cette vie selon la vérité. J'aurais voulu pouvoir consulter les originaux, bien plus complets sans doute. Quand je commençai ces études aux Archives, il y a trente ans, mon collègue, M. Terrace, qui avait en main les registres du Parlement au Palais de justice (où ils étaient alors), me mena au coin d'un grenier, me dit: «Voici tout ce qui reste du procès,» et il souleva une horrible guenille, un lambeau rouge de la chemise du patient qu'on avait conservée. Pour les registres, rien. Les feuilles, à cette place, étaient brutalement arrachées. [Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XX
FRÉDÉRIC—ROSBACH
1757
Écartons le regard au plus loin, et voyons l'Europe.
À ce moment (1 er avril 1757), elle offre un grand spectacle, rare, imposant, terrible. Tous les rois sont d'accord. De tous les points leurs armées sont en marche. La terre tremble, ébranlée sous les pas de sept cent mille hommes.
Tous contre un seul. Tous contre Frédéric.
La chasse s'ouvre, et c'est la Saint-Hubert. Il sera bien habile, entre tous ces chasseurs, s'il peut s'esquiver, échapper ( Voltaire ).
En même temps, juste en ce mois d'avril, la guerre est déclarée à la libre pensée. Des ordonnances atroces ouvrent la chasse aussi contre les philosophes, la librairie, l'imprimerie. À l'écrivain la Grève, au libraire les galères à perpétuité. Pour les moindres délits, pénalités sauvages.
Cela éclaire le temps, fait comprendre la crise. Lacroisade se fait et contre Frédéric, et contre l'Encyclopédie. Mort aux penseurs, et mort au roi de la pensée!
Gloire peu commune. Frédéric, mis au ban du monde, voit proscrire avec lui la grande armée des gens de lettres, «cette association fraternelle, désintéressée, que l'on ne reverra jamais.» L'Encyclopédie est brisée, démembrée. D'Alembert laisse là Diderot. La meute de la réaction hurle de joie. Féron, les Jésuites et Trévoux mêlent un concert sauvage au tambour de Marie-Thérèse.
Il est bien temps qu'on fasse réparation à Frédéric, nié, ou dénigré, amoindri cent années.
Le complot Autrichien et la Presse gagée de Choiseul ont épuisé sur lui la calomnie.
Voltaire, pour un tort passager et fort exagéré, l'a cruellement persécuté, dans ses écrits posthumes, poursuivi par delà la mort.
Napoléon, en protestant de son admiration pour ce grand capitaine, n'oublie rien pour le ravaler. En jugeant ses opérations par ses règles générales de géométrie militaire, il se garde de rappeler les circonstances très-spéciales où fut le roi de Prusse. Il affirme hardiment, entre autres choses, que l'Autriche qui préparait la guerre depuis douze ans, fut prise à l'imprévu. Il voudrait faire accroire qu'elle était inférieure en moyens militaires, oubliant ce grand fonds si riche qu'elle a dans ses peuples soldats, ses Hongrois, ses Croates, les régiments frontières, la machine créée par Eugène. Surprenante ignorance, ou volontaire aveuglement? Il fallait d'abord reconnaîtrela chose énorme et capitale, c'est que l'Autriche, la France et la Russie, dans leurs cent millions d'hommes, avaient un grand fonds naturel, qu'au contraire Frédéric (si petit! quatre millions d'hommes), n'opérait qu'avec une force absolument artificielle, une épée forgée de vingt pièces, l'armée soi-disant prussienne, mais créée de toute nation. Œuvre d'art qu'on ne vit jamais et que n'ont plus offert les armées de la Prusse.
Cette armée, ce monstre admirable, eut l'unité passive dans une discipline terrible, mais l'unité active, la puissance et l'élan dans la grande âme qui l'inventa, la fit, la commanda, et marchait devant elle, lui donnait l'étincelle dans l'éclair bleu de son regard.
Fut-il le conducteur heureux d'une armée nationale, homogène, inspirée et brûlante (comme fut notre armée d'Italie), d'une armée lancée des hauteurs de la Révolution, qui roule à la victoire par une irrésistible pente? Point du tout.
Il fut moins encore un Wallenstein, chef puissant de l'universel brigandage, le tyran redouté près duquel tous cherchaient la liberté du crime.
L'armée de Frédéric n'eut ni l'un ni l'autre principe. Dans sa discipline excessive, elle
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