Histoire De France 1724-1759 Volume 18
dents.
Revenons à l'année 1757.
Il est très-faux de dire que d'abord Frédéric n'eut affaire qu'à l'Autriche. En avril, cent cinq mille Français entraient chez lui par le Nord et le Centre. En avril, les Suédois, entraînés par la France, franchissaient la Baltique. En avril, la Diète allemande, menacée par la France, poussée, forcée, armait contre la Prusse. En avril, la grande armée russe s'ébranlait, et ses masses hideuses de Cosaques et de Tartares. Elle allait lentement. Mais la cruelle approche d'un tel fléau forçait Frédéric de tenir une arméeau Nord et d'affaiblir d'autant celle qui agissait au Midi.
L'Autriche n'était point désarmée. Elle avait concentré de grandes forces sous Charles de Lorraine et Brown. Une autre armée, sous Daun, se formait à côté, augmentée chaque jour d'inépuisables flots de la barbarie du Danube. Un matin, du milieu de son calme apparent, Frédéric fond sur la Bohême. Et le voilà vers Prague, aligné devant les barbares. Depuis dix ans, la Prusse n'avait pas fait la guerre (6 mai 1757). Son armée, en partie novice et mêlée de tout peuple, serait-elle au jour du combat celle qui frappa de si grands coups? On pouvait en douter. L'Autrichien se croyait couvert par des marais où l'on enfonçait à mi-jambe. Il fut bien étonné de voir la sombre ligne noire de soixante mille hommes qui résolûment traversait ce sol mouvant, venait à lui,—plus étonné que cette ligne immense, sur une demi-lieue de longueur, et par un tel terrain, ne flottait pas, qu'elle avançait d'ensemble, aussi droite qu'une barre d'acier. Nulle musique pour régler le pas. Au vain tintamarre turc des Autrichiens, nul bruit, nulle voix ne répondait. La masse noire allait, comme un spectre muet, ne répondant pas même aux canons, à la fusillade. Le roi défend qu'on tire, veut toucher l'ennemi et frapper de la baïonnette.
Le curieux était de voir cette armée toute neuve devant l'artillerie, la cruelle canonnade emportant des lignes entières,—de voir aussi en danse la fille vierge de Frédéric, son œuvre, sa cavalerie, industrieusement préparée, une Hongrie du Nord contre laHongrie de l'Autriche. Cette merveille ici paraissait pour la première fois.
Grande épreuve. Tous les généraux marchaient devant. L'honneur du premier coup fut à Fouquet, l'un des Français de Frédéric. D'autres généraux tombent. On allait lentement sous ces bouches de fer qui crachaient un enfer de mort et de fumée. Un des pères de l'armée, le vieux Schwérin, jeune à soixante-douze ans, ne souffrit pas cela. Pour enseigner les jeunes, il empoigne un drapeau, marche droit à ces chiens, les fait cracher contre l'Autriche.
Il fut tué, mourut dans son drapeau. Mais l'effet en fut tel que l'infanterie, dès lors maîtresse, ayant d'un coin de fer fendu en deux parts l'ennemi, il ne put jamais réunir ses deux moitiés. L'une s'enfuit à gauche, alla joindre l'armée de Daun, qui était à huit lieues. L'autre, énorme (48,000 hommes), se mit derrière les murs de Prague.
Napoléon, dans le repos de Sainte-Hélène, me semble ici bien dur pour un homme en situation si terrible. Il le trouve imprudent, précipité, un téméraire qui de ses calculs élimine le lieu, le temps, toutes les règles.—Mais quoi? il n'y avait plus de temps !
Il faut juger ces choses par la crise révolutionnaire. Frédéric était juste au point des premiers généraux de la Révolution. L'extraordinaire, l'absurde, l'impossible, entra dans ses moyens, parfois lui réussit.
Voici le fonds, le vrai: comme les Russes vont lentement, lui donnent quelques mois, comme des trois colosses, Russie, France et Autriche, il n'en a que deux sur les bras, il doit ou périr sans remède, oupour un an désarmer deux empires. Eh bien, il le fait à la lettre:
Vainqueur, vaincu, en trois batailles horriblement sanglantes, il fit une saignée à l'Autriche, telle qu'elle ne remua de longtemps.
Par l'affaire de Rosbach, d'immortel ridicule, il porta à la France un si grand coup moral, qu'elle se méprisa, fit des vœux contre soi, n'admira plus que son vainqueur.
Napoléon, certes, est bien difficile. Quoi de plus grand se fit jamais?
«Oui, mais contre les règles.» Assiéger cette grosse Prague, une garnison de cinquante mille hommes! Quoi de plus insensé!
Plus insensé encore d'aller attaquer l'autre armée, celle de Daun. «Il aurait dû d'abord entourer Prague de double ligne de circonvallation et
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