Histoire De France 1758-1789, Volume 19
délai si long, il dit comme le fabuliste: «D'ici là, le roi, l'âne ou moi,nous mourrons.» Quel danger de promettre? Avec ce vœu ardent, cette passion devenue (par le refus) si violente, on pouvait enchérir, mettre très-haut le prix des États généraux et les vendre très-cher. La masse et les meneurs eux-mêmes s'en vont mordre à l'appât, ne croyant pas pouvoir payer trop ces États par qui la France enfin doit se reconquérir. On ne peut marchander la rançon de la France.
Combien? cinq cents millions? Cela effrayerait trop. Divisons: cent vingt d'abord pour 1788, quatre-vingt-dix pour 1789, et pour toujours en diminuant. Au total pour cinq ans quatre cent vingt millions!
Mais pour avoir le temps, le calme, pour bien préparer les États, le tout sera voté en une fois!
Proposition étrange, étonnante! Brienne n'ayant pu obtenir peu, demandait hardiment beaucoup, infiniment, la somme énorme et folle, qui l'aurait rendu maître. Au roi et à la reine alarmés il disait qu'ayant palpé l'argent, on serait bien à l'aise d'oublier sa parole, de donner les États ou de les éluder.
Avec ce leurre lointain et vain probablement, Brienne offrait un autre leurre, l'émancipation protestante , tant demandée des philosophes. Le roi l'a refusée deux fois aux parlements. Il l'accorde ici, mensongère, même effrayante aux protestants. Le curé aura leur registre. Leurs naissances, morts et mariages, jusque-là inconnus et libres au désert, seront enregistrés par le curé leur ennemi.
Avec ces deux mensonges si grossiers, on parvint pourtant à éblouir, à fasciner des hommes ardents, crédules par l'excès du désir. On accuse la Révolutiond'avoir été trop défiante. Mon Dieu! qu'il y fallut du temps! combien de dures expériences! Qu'ils étaient jeunes, crédules, ces redoutés meneurs! On assure que Duport, Duport qui tout à l'heure créera les Jacobins, s'était laissé duper par ces facéties de Brienne, et qu'avec ses amis, il eût donné dans le panneau.
Ce qui prouve pourtant qu'on n'était sûr de rien, c'est que, pour emporter la chose, on prenait un moment vraiment honteux, furtif, ces premiers jours de la rentrée où le Parlement incomplet a nombre de ses membres encore à la vendange, à leurs affaires rurales. On ne rougissait pas d'apporter à la salle vide encore et aux bancs déserts la grande affaire d'argent qu'on voulait escroquer.
Un pareil filoutage aurait eu besoin du secret. Mais on avait tâté beaucoup de gens qui ne furent pas discrets. Le coup était pour le 19. Le 10 et le 18, certaines lettres, fort vives et menaçantes, purent faire songer le Parlement.
Grande initiative. Mirabeau, qui la prit, avait bien des raisons d'hésiter, de se taire. Revenu de Berlin, alors fort misérable, ayant Nehra malade (il le devint lui-même en la soignant), il eût voulu pouvoir se placer au loin dans la diplomatie, mais nullement écrire pour un ministère qui sombrait. Les 10 et 18 novembre, voyant le tour ignoble qu'on arrangeait, il en fut indigné, sa grandeur naturelle se réveilla. Par deux lettres terribles, il menaça, il avertit. En voici à peu près le sens:
1º Les États généraux, qu'on le veuille ou non, vont venir. Fait certain et fatal: ils arrivent pour 89.
2º Voter cinq cents millions sur un mot captieux qui remet à cinq ans les États, c'est d'un malhonnête homme. C'est chose périlleuse pour la magistrature. On jugera fort mal ce pacte de la cour avec le Parlement; on dira qu'ils s'entendent pour gouverner ensemble et pour se passer de la France.
3º Le projet n'aura pour lui qu'une minorité honteuse. On ne peut expliquer l'audace de Brienne qu'en supposant qu'il veut un prétexte pour la banqueroute.
4º Mais que pourra-t-il? Rien. Il ne peut même la banqueroute. Proscrira-t-il? Moyens d'un autre temps! Richelieu y serait, que le siècle n'est plus à cela. Va-t-il entrer en guerre contre la nation? un tel procès serait bientôt jugé.
Il ne peut rien, ne fera rien, que reculer, tomber, périr (Mir., Mém. , IV, 459-465).
Dans de pareils moments, prophétiser, c'est faire, déterminer l'événement. Le Parlement dut y bien regarder.
On soulevait son masque populaire, qui tenait mal à son visage. Il avait laissé voir déjà à ses adorateurs qu'il était fort peu digne de leur idolâtrie, contraire à leurs pensées d'égalité d'impôt, et défenseur du privilége. Qu'il votât pour Brienne, il se précipitait, il roulait du ciel au
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