Histoire De France 1758-1789, Volume 19
sais quel bien de Saint-Domingue. Mais cela n'était rien. Il exigeait encore que le roi lui payât ses dettes. Pour la première fois la reine eut l'intrépidité de dire Non, ou de le faire dire. Le furieux créole, fait à être obéi, considéra cela comme une révolte, et passa droit à l'ennemi, je veux dire à Calonne, à l'atroce cabale des premiers émigrés, si cruels pour la reine, qui voulaient l'enfermer, la voiler, la raser. Ils étaient sa terreur plus que la Terreur même, au point qu'elle aima mieux se perdre que de tomber vivante dans leurs mains.
Il semble qu'en 87, elle ait eu un bon mouvement, un élan de fierté, un souvenir de Marie-Thérèse. C'était tard. Après le Collier, un tel déchaînement, chansonnée, déconsidérée, elle hasardait beaucoup à prendre le pouvoir. Deux ans entiers, elle avait défrayé les conversations des cafés. La d'Arnoult, la Duthé, la Contat, étaient oubliées. On ne parlait que de la reine. Versailles avait été plus amer encore que Paris. Mesdames avaient dit un mot dur (prophétique pour le destin du roi): «Elle serait mieux surterre d'Autriche.» Maintes fois madame Louise, la violente religieuse, s'était jetée aux pieds du Roi pour qu'il lui fît faire pénitence, la mît un peu au Val-de-Grâce.
Les meilleurs serviteurs du Roi croyaient eux-mêmes qu'aimé comme il était encore, il lui serait toujours possible de remonter en se séparant de la reine. Lui seul la défendait, et pouvait la sauvegarder. Et, juste à ce moment, elle éclipse le Roi, seule, occupe hardiment la scène. Ses amis en tremblaient, et Besenval lui-même lui dit qu'on l'accusait d'annuler trop le roi.
Brienne était-il l'homme de poids et d'apparence derrière qui elle pût agir? Nullement. Il était transparent. Derrière, on voyait trop la reine. Petit prêtre vieillot, sous sa jolie figure de femme usée, faiblet et poitrinaire, il n'exprimait que l'impuissance. Son talent, disait-on, était la comédie qu'il jouait à huis clos. Tout était faux en lui. Il prenait tous les masques, moins par hypocrisie que par indécision. Jésuite et philosophe, créature de Choiseul, il n'en jouait pas moins le disciple de Turgot. Il jouait l'administrateur dans son archevêché de Toulouse. Aux Notables contre Calonne, il joua le chef de parti. Il arrive fini au ministère. À cette femme il faudra un homme. Et cet homme, sera-ce la reine?
Elle avait du courage et des moments de volonté. Mais quel défaut de suite! quelle profonde ignorance de la situation! Quelle empreinte funeste (de vingt ans à trente ans), elle reçut de ses Polignacs, Diane, Vaudreuil, etc., esprits faux, violents, insolents, provoquants,et de la petite cour militaire du comte d'Artois! Ses nouveaux conducteurs, Mercy, Vermond, Breteuil, plus vieux, n'en étaient pas plus graves. Elle-même incapable de juger entre deux avis. Telle son frère la dépeint vers 1778, frivole et étourdie, telle Besenval la trouve dix ans après, absolument la même, ne lisant point, ne réfléchissant point, incapable de conversation suivie.
Elle était fort bizarre, en certains points baroque, sans souci de l'opinion. Au moment où elle entre au pouvoir, devient vrai roi de France, et devrait se montrer Française, elle rappelle qu'elle est Autrichienne, elle prend un maître d'allemand (Campan).
Le coup pour l'achever, c'était qu'elle se fît Anglaise, qu'elle eût un favori anglais. L'adroite et dépravée Diane, pour la tenir encore par un fil chez les Polignacs, attira et fixa chez eux le bel Anglais Dorset, qui (routine grossière, connue de la diplomatie) faisait l'admirateur et quasi l'amoureux.
Dès la guerre d'Amérique, quand la France parut de cœur américaine, la Reine avait aimé et favorisé les Anglais. Mais prendre le moment du traité qui nous inonda de leurs produits et tua nos fabriques, le moment où l'on fit Cherbourg, prendre ce moment, dis-je, pour traîner partout ce Dorset, écouter ce vain badinage (qui menait cependant à une très-réelle influence), il semblait que ce fût vouloir braver la France, vouloir exaspérer, ulcérer la haine publique.
Agent de la vengeance anglaise, ce cruel Lovelace, en 1790, se démasqua contre la reine, l'un des premiers lui mit la corde au cou. Ce qu'on a dit de sessourdes menées pour brouiller tout et pousser à la crise, n'est que trop vraisemblable. Il n'y aida pas peu en se chargeant (lui étranger!) d'insulter, pour la reine, le duc d'Orléans; il le lui
Weitere Kostenlose Bücher