Histoire De France 1758-1789, Volume 19
la Russie. On le sent. Deux tyrannies ici se combinent en une. Bureaucratie et police, inquisition plumitive, ajoutant un poids de plomb à la terreur du Kremlin.
Moins lettrée, moins hypocrite, non moins sale, Élisabeth, vraie fille de Pierre le Grand, avait, avant Catherine, barbarement exprimé les appétits de la Russie.
Cette Russie semblait un ventre profond, un gouffre, une gueule qui s'ouvrait grande à l'Ouest, disant: «Que me donnerez-vous?»
Ce monstre avait faim de tout, faim de Turquie, faim de Pologne, mais beaucoup plus, faim de Prusse.
Cela datait de très-loin. La Pologne lui importait infiniment moins que la Prusse, le Holstein, le Danemark, le cercle enfin de la Baltique.
Frédéric, dans sa petitesse, simple mouche, à chaque instant, pouvait être happé, aspiré, englouti dans cette gueule qui bâillait horriblement.
Si petit, il avait pourtant, en 1755, fermé la portede l'Ouest, s'était fait gardien de l'Europe. Alors on appelait les Russes. Frédéric leur dit: «Arrière! Vous n'entrerez pas dans l'Empire.»
Pierre III arrivant au trône, la Prusse semblait sauvée. C'était un généreux jeune homme, parfois brutal et violent, mais d'un admirable cœur [10] . Il voyait dans Frédéric le seul homme de l'Europe. Il se déclara pour lui. Eh bien! l'aveugle poussée de la Russie vers l'Ouest était si forte et si fatale, que Frédéric eut bientôt un péril dans cet ami. Pierre III, né Holstein-Gottorp, voulait punir le Danemark des torts faits à sa famille. Il allait traverser la Prusse, la noyer de ses armées. Frédéric n'imagina rien de mieux pour le détourner que de lui montrer la Pologne. Déjà les Russes, il est vrai, y entraient à chaque instant, y venaient camper chaque hiver.
Il fit comme le cerf à la chasse quand il fait lever un cerf, le met à sa place, échappe. À la Prusse, que la Russie eût absorbée tôt ou tard, il substitue la Pologne et propose à son ami Pierre III de la partager.
C'est le crime de son règne. Pour l'instant, il est puni. Au bout de six mois le czar est dépossédé, étranglé.
Pierre III se croyait aimé. Il copiait les Prussiens, mais lui-même était vrai Russe. Dans une généreuse confiance, il se promenait tout seul, sans gardes niprécautions. Ses vices mêmes ne déplaisaient pas; il buvait comme Pierre le Grand. Il eut le tort et l'imprudence de louer trop haut la Prusse, de plier à la discipline les gardes, un corps orgueilleux. Il voulait payer lui-même le clergé, et prenait ses biens. Tout cela trop brusquement, malgré les sages conseils que lui donnait Frédéric. Il l'écouta, mais en un point qui lui devint très-fatal. C'est Frédéric qui avait désigné à la czarine, quand elle maria Pierre III, Catherine, princesse d'Anhalt. Quoi qu'elle ait dit dans ses Mémoires (dont on a le premier volume), elle se montra hardiment insolente et désordonnée. Elle prédit la mort de Pierre III, de manière à la provoquer. Il aurait pu l'enfermer. Frédéric l'en détourna. Pierre ne fit rien, périt.
L'histoire honteuse est connue. C'est l'eau-de-vie qui fit tout. Catherine en pleurs dit aux gardes que Pierre veut les faire Luthériens. Dans le manifeste qui suit et qui glorifie le crime, on mêle toute hypocrisie. Pierre III était le tyran; Catherine a été le Brutus qui a sauvé la patrie. Pierre était l'ennemi de l'Église; Catherine a sauvé l'Église, sauvé la religion.
Montée ainsi dans le sang par le secours du popisme, le lendemain, impudemment, elle se dit philosophe. Elle offre tout à d'Alembert pour qu'il élève son fils. Elle prend Voltaire par le cœur, par des dons pour les Calas. Elle a déclaré la Prusse l' ennemie héréditaire de la Russie . Mais elle n'ose agir encore; Frédéric a un répit.
Tout s'acheminait vers la paix. L'Angleterre avait atteint le plus haut de sa victoire. Dès septembre 1760,elle eut, avec le Canada, tout le monde américain. En janvier 61, nous perdîmes Pondichéry. Le drapeau français disparut de l'Inde. Et en même temps le drapeau anglais fut planté en France, à Belle-Isle (27 avril). Mais cela ne suffit pas. Pitt voulait surtout outrager. Le point le plus cher à son cœur, c'était Dunkerque, la présence d'une autorité britannique en France même. À tout cela il ajoutait ces fières et amères paroles: «L'Angleterre a l'empire des mers; je n'ai pas peur de Dunkerque, mais le préjugé subsiste. On hasarderait sa tête à ne pas le respecter. Dans la
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