Histoire de France
biens, on était trop heureux de se livrer à lui, jusqu’au servage, préférable à une existence de bête traquée. De quel prix était la liberté quand la ruine et la mort menaçaient à toute heure et partout ? En rendant des services, dont le plus apprécié était la défense de la sécurité publique, le seigneur féodal légitima son usurpation. Parfois même il promettait des garanties particulières à ceux qui reconnaissaient son autorité. Par l’a dura l’esprit des franchises provinciales et municipales, destinées à une renaissance prochaine.
Tout cela se fit peu à peu, spontanément, sans méthode, avec la plus grande diversité. Ainsi naquit une multitude de monarchies locales fondées sur un consentement donné par la détresse. Les abus de la féodalité ne furent sentis que plus tard, quand les conditions eurent changé, quand l’ordre commença à revenir, et les abus ne s’en développèrent aussi qu’à la longue, la valeur du service ayant diminué et le prix qu’on le payait étant resté le même. C’est ce que nous voyons de nos jours pour le régime capitaliste. Qui se souvient des premiers actionnaires qui ont risqué leur argent pour construire des chemins de fer ? À ce moment-là, ils ont été indispensables. Depuis, par voie d’héritage ou d’acquisition, leurs droits ont passé à d’autres qui ont l’air de parasites. Il en fut de même des droits féodaux et des charges qu’ils avaient pour contrepartie. Transformés, usés par les siècles, les droits féodaux n’ont disparu tout à fait qu’en 1789, ce qui laisse une belle marge au capitalisme de notre temps. Mais, de même que la création des chemins de fer par des sociétés privées fut saluée comme un progrès, ce fut un progrès, au dixième siècle, de vivre à l’abri d’un château fort. Les donjons abattus plus tard avec rage avaient été construits d’abord avec le zèle qu’on met à élever des fortifications contre l’ennemi.
Cependant deux conséquences allaient sortir de la féodalité : en premier lieu, un très grave danger pour l’avenir de la France. L’unité était détruite. Ce qui se formait un peu partout, c’étaient des États. Du plus grand au plus petit, chacun s’était installé dans son domaine comme dans une propriété privée. De là tant de guerres de voisin à voisin. Et puis, par héritage ou par mariage, des provinces entières pouvaient aller à des étrangers. Ce fut la cause, l’occasion ou le prétexte de beaucoup d’autres guerres et en particulier, de la guerre de Cent Ans. D’autre part, ces États s’étaient formés, naturellement, aux endroits indiqués par la géographie, ceux où les hommes avaient une communauté d’intérêts, l’habitude de se fréquenter et de vivre ensemble, parfois de vieilles traditions héritées des tribus gauloises. Pour ces raisons, quelques-unes des nouvelles dynasties enfoncèrent de fortes racines dans certaines provinces. C’est ce qui mit le remède à côté du mal : une de ces familles deviendrait un jour assez forte pour se placer au-dessus des autres et pour reconstituer l’unité française dont l’idée s’était obscurcie sans être jamais tout à fait morte.
Durant cet épouvantable chaos du dixième siècle, il est curieux d’observer avec quelle peine les institutions meurent et combien les nouvelles sont lentes à grandir. Les Carolingiens avaient beau rester soumis à l’élection ou au simulacre de l’élection, Pépin le Bref ayant été prince élu, ils avaient beau avoir perdu l’estime publique, au point d’être déposés comme il advint à Charles le Gros pour son incapacité et sa lâcheté, ils gardaient ce prestige de la légitimité, par lequel s’étaient prolongés les Mérovingiens. Et, d’autre part, l’ascension de la famille qui était destinée à les remplacer fut lente. Parmi ces souverainetés locales qui avaient poussé partout, il en était de plus importantes que les autres. Ducs de France et de Bourgogne, comtes de Flandre et de Toulouse : ce sont les grands feudataires. Ils mettent en échec la royauté carolingienne. Ils sont vis-à-vis d’elle comme de grands électeurs indociles. Ils lui parlent un langage républicain. Ils lui disent que « la loi se fait par la constitution du roi et le consentement du peuple ». Le droit, la justice, la liberté sont invoqués contre la monarchie. Cependant les plus habiles et les plus puissants de ces chefs
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