Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu'en 1814
l’administration. Il espérait, après l’épreuve de cette triple opposition, réduire le nombre des ordres, et faire adopter le gouvernement anglais, en réunissant le clergé et la noblesse dans une seule chambre, et le tiers-état dans une autre. Il ne voyait pas que, la lutte une fois engagée, son intervention serait vaine, que les demi-mesures ne conviendraient à personne ; que les plus faibles par opiniâtreté, et les plus forts par entraînement, refuseraient ce système modérateur. Les concessions ne satisfont qu’avant la victoire.
La cour, loin de vouloir régulariser les états-généraux, désirait les annuler. Elle préférait la résistance accidentelle des grands corps du royaume au partage de l’autorité avec une assemblée permanente. La séparation des ordres favorisait ses vues ; elle comptait fomenter leur désaccord, et les empêcher d’agir. Autrefois ils n’avaient jamais eu aucun résultat à cause du vice de leur organisation ; elle espérait d’autant plus qu’il en serait de même aujourd’hui, que les deux premiers ordres seraient moins disposés à condescendre aux réformes sollicitées par le dernier. Le clergé voulait conserver ses privilèges et son opulence ; il prévoyait bien qu’il aurait plus de sacrifices à faire que d’avantages à acquérir. La noblesse, de son côté, tout en reprenant une indépendance politique depuis long-temps perdue, n’ignorait point qu’elle aurait plus à céder au peuple qu’à obtenir de la royauté. C’était presque uniquement en faveur du tiers-état que la nouvelle révolution allait s’opérer, et les deux premiers ordres étaient portés à se coaliser avec la cour contre lui, comme naguère ils s’étaient coalisés avec lui contre la cour. L’intérêt seul motivait ce changement de parti ; et ils se réunissaient au monarque sans attachement, comme ils avaient défendu le peuple, sans vue de bien public.
Rien ne fut épargné pour maintenir la noblesse et le clergé dans ces dispositions. Les députés de ces deux ordres furent l’objet des prévenances et des séductions. Un comité dont les plus illustres personnages faisaient partie, se tenait chez la comtesse de Polignac ; leurs principaux membres y furent admis. C’est là qu’on gagna d’Eprémenil et d’Entragues, deux des plus ardents défenseurs de la liberté dans le parlement ou avant les états-généraux, et qui devinrent depuis ses antagonistes les plus déclarés. C’est là que fut réglé le costume des députés des divers ordres, et qu’on chercha à les séparer d’abord par l’étiquette, ensuite par l’intrigue, et en dernier lieu par la force. Le souvenir des anciens états-généraux dominait la cour : elle croyait pouvoir régler le présent sur le passé, contenir Paris par l’armée, les députés du tiers par ceux de la noblesse, maîtriser les états en divisant les ordres, et pour séparer les ordres faire revivre les anciens usages qui relevaient la noblesse et abaissaient les communes. C’est ainsi qu’après la première séance, on crût avoir tout empêché en n’accordant rien.
Le lendemain de l’ouverture des états, la noblesse et le clergé se rendirent dans leurs chambres respectives et se constituèrent. Le tiers, à qui sa double représentation avait fait accorder la salle des états, parce qu’elle était la plus grande, y attendit les deux autres ordres ; considéra sa situation comme provisoire, ses membres comme députés présumés, et adopta un système d’inertie jusqu’à ce que les deux autres ordres se ralliassent à lui. Alors commença une lutte mémorable dont l’issue devait décider si la révolution serait opérée ou interdite. Tout l’avenir de la France était dans la séparation ou dans la réunion des ordres. Cette importante question s’éleva à propos de la vérification des pouvoirs. Les députés populaires prétendaient, avec raison, qu’elle devait être faite en commun, puisque, même en se refusant à la réunion des ordres, on ne pouvait pas contester l’intérêt que chacun d’eux avait à l’examen des pouvoirs des autres ; les députés privilégiés prétendaient au contraire que, les ordres ayant une existence distincte, la vérification devait être respective. Ils sentaient qu’une seule opération commune rendrait désormais toute séparation impossible. Les communes agirent alors avec beaucoup de circonspection, de maturité et
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