Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
sabre et faire un tour au fond de Fiquet, pour montrer
à cette race insolente que ceux de 92 ne tremblaient pas devant
ceux de 1808. J’en conserve encore deux petites balafres que j’ai
bien rendues ! Quant à réclamer chez les supérieurs, il vous
riaient au nez, et vous répondaient en clignant de l’œil :
– Ah ! c’est encore un tour de la
Fougère ou de La Tulipe ; il n’en fera pas d’autre !
Voilà tout.
Ceux qui survivent de mon temps, vous
répéteront ces choses honteuses pour une nation comme la nôtre. Les
barbares de la Russie, les cosaques du Don, que nous avons vus
arriver à leurs trousses, n’étaient pas aussi effrontés envers les
honnêtes femmes, aussi insolents avec les bourgeois paisibles. On
avait commencé par le pillage, on continuait par le pillage. On
n’avait parlé que de bien boire, de bien manger, de happer des
richesses, et cinq ou six ans après les campagnes d’Italie, quand
la bonne semence avait levé, quand elle s’était étendue,
figurez-vous ce que cela devait être.
Ce qui m’a toujours fait de la peine, c’est la
facilité du peuple à suivre le mauvais exemple. La France est un
pays riche en vins, en grains, en produits de toute sorte, grand
par son commerce, par ses fabrications, par sa marine. Rien ne nous
manque ; avec le travail et l’économie, nous pouvons être la
plus heureuse nation du monde. Eh bien, cela ne suffisait plus, on
voulait dépouiller les autres, on ne parlait que de bonnes prises.
À l’ouverture de chaque campagne, on calculait d’avance ce que cela
rapporterait, les grandes villes où l’on passerait, les
contributions forcées que l’on frapperait.
Pendant que Bonaparte trafiquait des
provinces, donnait à celui-ci la Toscane, à celui-là le royaume de
Naples ou la Hollande, ou la Westphalie ; qu’il promettait et
se rétractait ; qu’il ajoutait, retranchait, retenait ;
qu’il se faisait nommer protecteur des uns, roi des autres, et puis
adjugeait des couronnes à ses frères, à ses beaux-frères ;
attirait les gens sur notre territoire, sous prétexte d’amitié,
pour arranger leurs affaires, comme ce malheureux roi d’Espagne, et
les empoignait ensuite au collet et les jetait en prison, ou bien
demandait des armées à ses alliés, et puis les faisait
prisonnières, en se déclarant ennemi ! Quand il se livrait à
ces abominations, les inférieurs du haut en bas, riaient, se
réjouissaient, trouvaient que c’était bien joué, et s’adjugeaient
des tableaux, des candélabres, des saints-sacrements, etc.
Les fourgons défilaient et l’on
disait :
« Ce sont les fourgons de tel maréchal,
de tel général, de tel diplomate ; c’est
sacré ! »
Les soldats arrivaient ensuite, leurs poches
pleines de frédérics, de souverains, de ducats ; l’or
roulait !… Oh ! le triste souvenir ! Après avoir
tant parlé de justice et de vertu, nous finissions comme des
bandits.
Aussi vous connaissez la vraie fin de tout
cela ; vous savez que les peuples, indignés d’être au pillage,
tombèrent sur nous tous ensemble, Russes, Allemands, Anglais,
Suédois, Italiens, Espagnols, et qu’il fallut rendre tableaux,
provinces, couronnes, avec une indemnité d’un milliard, ce qui fait
mille millions. Ces peuples mirent garnison chez nous, ils
restèrent dans nos places fortes, jusqu’à ce qu’on leur eût
remboursé le dernier centime ; ils nous reprirent aussi les
conquêtes de la république, de vraies conquêtes celles-là :
l’Autriche et la Prusse nous avaient attaqués injustement, nous les
avions vaincues, et les possessions de l’Autriche dans les
Pays-Bas, toute la rive gauche du Rhin, étaient devenues françaises
par les traités. Eh bien, ils nous reprirent aussi ces conquêtes,
les meilleures :
c’est ce que nous a valu le génie de
Bonaparte.
Mais une fois sur ce chapitre, on n’en finit
plus. Revenons à mon histoire.
Je n’ai pas besoin de vous dire ce que
Marguerite et moi nous pensions du premier consul après
l’enlèvement de notre père, ni ce que nous en disions à nos
enfants, le soir entre nous, en leur rappelant le brave homme qui
les avait tant aimés ! Ces douleurs-là, chacun peut s’en faire
une idée ; ma femme en resta pâle et souffrante pendant quinze
ans, jusqu’à la fin de l’empire.
Alors elle fut un peu consolée, sachant
Bonaparte à Sainte-Hélène, sur un rocher sans mousse ni verdure, au
milieu de l’Océan, avec sir Hudson Lowe. Elle
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