Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
reprit un peu de
couleurs ; mais en attendant quel chagrin ! Et
malheureusement ce n’était pas le seul ; malgré la prospérité
de notre commerce, nous recevions chaque jour de nouveaux
coups.
En 1802, l’ancien conventionnel
Jean-Bon-Saint-André, ci-devant membre du Comité de Salut public,
fut envoyé par Bonaparte à Mayence, pour arrêter, juger et vivement
expédier une quantité prodigieuse de bandits, qui désolaient les
deux rives du Rhin. Il avait l’habitude de ces choses, et bientôt
une liste de soixante à soixante-dix coquins, leur capitaine
Schinderhannes en tête, fut affichée à la porte de notre mairie,
avec leur signalement. Dans le nombre se trouvait Nicolas
Bastien ! Pour mon compte, cela m’était bien égal ; j’ai
toujours pensé que chacun n’est responsable que de ses propres
actions, et j’ai vu cent fois que dans les mêmes familles se
trouvent d’honnêtes gens et de mauvais gueux, des êtres
intelligents et des crétins, des hommes sobres et des
ivrognes ; cela se voit plus souvent que le contraire.
J’étais donc tout consolé et ma femme
aussi.
Mais mon pauvre père en reçut un coup
terrible ; dès le premier moment, il fut obligé de se coucher,
et chaque fois que j’allais le voir aux Baraques il me
répétait :
– Ah ! mon bon Michel, que Dieu lui
pardonne ! mais cette fois Nicolas ne m’a pas
manqué !
Il pleurait comme un enfant et mourut tout à
coup en 1803. Ma mère alors, au lieu de venir chez nous vivre
tranquillement avec ses petits-enfants, se mit en route, et ne
cessa plus de faire des pèlerinages pour l’âme de Nicolas, soit à
Marienthal, soit ailleurs. Quelques mois après une vieille
Alsacienne de sa société vint nous dire, en récitant son chapelet,
que ma mère s’était éteinte à Sainte-Odile, sur une botte de
paille ; que le curé l’avait enterrée chrétiennement, et que
les cierges et l’eau bénite n’avaient pas manqué. Je payai les
cierges et l’eau bénite, bien désolé d’une mort si triste, car ma
mère aurait pu vivre encore dix ans, en suivant mes conseils.
Ainsi la famille se resserrait de plus en
plus, et les amis aussi s’en allaient. Après Hohenlinden nous ne
reçûmes plus aucune nouvelle de mon vieux camarade Sôme ; il
était sans doute mort des fatigues de la campagne. Longtemps nous
attendîmes une lettre de lui ; mais au bout de cinq ou six
ans, n’ayant rien reçu, nous comprimes que c’était aussi fini de ce
côté. Marescot et Lisbeth, élevés dans les honneurs, ne pensaient
plus à nous ; ils étaient devenus plus bonapartistes que
Bonaparte, et nous étions restés républicains. De temps en temps
les gazettes nous donnaient de leurs nouvelles : « Madame
la baronne Marescot avait fait des achats dans tel magasin !…
Elle avait assisté au bal de la cour, avec M. le baron
Marescot… Ils étaient partis pour l’Espagne, etc. » Enfin, ils
étaient du grand monde.
Maître Jean nous restait encore en 1809. Il
avait abandonné depuis longtemps sa petite forge des Baraques, et
demeurait à sa belle ferme de Pickeholtz, avec dame Catherine,
Nicole, mon frère Claude et ma sœur Mathurine. Tous les jours de
marché il arrivait sur son char-à-bancs, faire chez nous ses
provisions de sucre, d’huile, de vinaigre, après la vente des
grains. L’enlèvement de Chauvel l’avait d’autant plus frappé, qu’il
s’était d’abord déclaré pour Bonaparte, à cause de son amour de
l’ordre et de la garantie des biens nationaux. Il n’était plus venu
nous voir. Mais, à la nouvelle du malheur, malgré sa grande
prudence, c’est lui que nous avions vu le premier accourir, en
gémissant. Il n’osait parler de Chauvel devant Marguerite, mais
chaque fois qu’elle sortait, il me disait :
– Et pas de nouvelles ? toujours pas
de nouvelles ?
– Non !
– Ah ! mon Dieu ! quel malheur
pour moi de n’avoir pas cru ton beau-père, lorsqu’il criait contre
ce despote !
Maître Jean aimait nos enfants, et nous
demandait chaque fois de lui en laisser un. Comme alors nous avions
trois garçons et deux filles, dans l’intérêt de l’enfant nous
étions presque décidés, sachant que maître Jean l’élèverait bien,
qu’il l’instruirait et nous en ferait un bon cultivateur.
– Eh bien, me dit un jour Marguerite,
qu’il prenne Michel, c’est le plus fort.
Mais je lui répondis :
– Ce n’est pas celui-là qu’il
voudrait ; sans qu’il me l’ait dit,
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