Hommage à la Catalogne
L’ardeur que nous apportions à notre chasse au bois nous transformait tous en botanistes. Nous classions, selon leur valeur comme combustibles, toutes les plantes qui poussaient sur ce versant : il y avait les bruyères et les herbes diverses qui étaient bonnes pour faire prendre le feu mais qui se consumaient en quelques minutes ; le romarin sauvage et de tout petits genêts épineux qui consentaient à brûler une fois que le feu était bien pris ; un chêne rabougri, plus petit qu’un groseillier, qui était pratiquement incombustible. Il y avait une sorte de roseau desséché qui était parfait pour allumer le feu, mais il ne croissait qu’au sommet d’une hauteur à notre gauche, et pour y arriver il fallait essuyer le feu de l’ennemi. Si les mitrailleurs fascistes vous apercevaient, ils ne lésinaient pas à vous envoyer pour vous tout seul une caisse de munitions. Généralement ils visaient trop haut et les balles passaient au-dessus de votre tête en chantant comme des oiseaux, mais parfois cependant elles crépitaient et faisaient voler le calcaire en éclats tout près de vous de façon inquiétante, et alors vous vous flanquiez le visage contre terre. Vous n’en continuiez pas moins à aller cueillir des roseaux ; rien ne comptait à côté du bois à brûler.
Comparées au froid, les autres incommodités semblaient insignifiantes. Naturellement nous étions tout le temps sales. Notre eau, de même que nos vivres, nous parvenait à dos de mulets d’Alcubierre, et la part de chacun se montait environ à un litre par jour. C’était une eau infecte, à peine plus transparente que du lait. En principe on devait la réserver toute pour la boisson, mais j’en resquillais toujours une pleine gamelle pour ma toilette du matin. Je me lavais un jour et me rasais le lendemain ; il n’y avait jamais assez d’eau pour faire les deux le même jour. La position puait abominablement et à l’extérieur de l’enceinte, à l’entour de la barricade, il y avait partout des déjections. Certains miliciens avaient pris l’habitude de se soulager dans la tranchée même, chose dégoûtante alors qu’il nous fallait aller et venir dans l’obscurité. Mais la saleté ne me fut jamais un tourment. On fait trop d’embarras au sujet de la saleté. C’est étonnant comme on s’habitue vite à se passer de mouchoir ou à manger dans la gamelle qui sert également à se laver. Et après un ou deux jours l’on ne trouve plus dur de dormir tout habillé. Nous ne pouvions naturellement pas ôter nos vêtements, ni surtout nos bottes, la nuit ; il fallait être prêt à sortir sur-le-champ en cas d’attaque. En quatre-vingts nuits je ne me suis déshabillé que trois fois, mais je m’arrangeais pour enlever mes vêtements dans la journée de temps à autre. Il faisait alors encore trop froid pour qu’il y eût des poux, mais les rats et les souris pullulaient. J’ai souvent entendu dire qu’on ne trouve pas en un même lieu rats et souris ; mais si, lorsqu’il y a assez à manger pour les deux espèces.
À d’autres égards nous n’étions pas mal lotis. La nourriture était assez bonne et nous avions du vin en abondance. Les cigarettes nous étaient distribuées à raison d’un paquet par jour, les allumettes tous les deux jours, et il y avait même une distribution de bougies. C’étaient des bougies très minces, comme celles du gâteau de Noël ; aussi supposions-nous qu’elles provenaient du pillage d’églises. Chaque abri en recevait trois pouces par jour, ce qui donnait environ vingt minutes de lumière. À cette époque il était encore possible d’acheter des bougies et j’en avais apporté plusieurs livres avec moi. Par la suite la privation d’allumettes et de bougies nous fut un supplice. On ne se rend pas compte de l’importance de ces choses tant qu’on n’en a pas été privé. Pendant une alerte de nuit, par exemple, alors que chacun dans l’abri est en train de chercher à quatre pattes son fusil en marchant sur le visage de son voisin, avoir la possibilité de battre le briquet peut devenir une question de vie ou de mort. Chaque milicien possédait un briquet à amadou et plusieurs mètres de mèche jaune. Après son fusil c’était ce qu’il possédait de plus important. Les briquets à amadou présentaient le grand avantage de pouvoir être battus en plein vent mais, brûlant sans flamme, on ne pouvait s’en servir pour allumer un feu. Au plus fort de la
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