Hommage à la Catalogne
taillées ne bourgeonnaient pas encore et où les pampres de l’orge d’hiver commençaient tout juste à surgir entre les mottes de terre. À quatre kilomètres de nos nouvelles tranchées brillait Huesca, minuscule et claire comme une cité de maisons de poupées. Quelques mois auparavant, après la prise de Sietamo, le général commandant les troupes gouvernementales avait dit gaiement : « Demain, nous prendrons le café à Huesca. » Il apparut qu’il s’était trompé. Il y avait eu des attaques sanglantes, mais la ville ne tomba pas, et « Demain, nous prendrons le café à Huesca » était devenue une plaisanterie courante dans toute l’armée. Si jamais je retourne en Espagne, je me ferai un devoir d’aller prendre une tasse de café à Huesca.
V
Dans le secteur à l’est de Huesca, jusque fort avant en mars il ne se passa rien – à peu près littéralement rien. Nous étions à douze cents mètres de l’ennemi. Lorsqu’on avait refoulé les fascistes dans Huesca, les troupes de l’armée républicaine qui tenaient cette partie du front avaient avancé sans excès de zèle, aussi notre première ligne dessinait-elle une sorte de poche. Par la suite il faudrait bien se porter en avant en cet endroit – ce ne serait pas un boulot facile sous le feu de l’ennemi –, mais pour l’instant nous faisions comme si l’ennemi n’existait pas ; notre unique préoccupation était d’avoir chaud et suffisamment à manger.
Pendant ce temps, c’était la routine de tous les jours – de toutes les nuits surtout –, les tâches ordinaires. Être en faction, aller en patrouille, creuser ; la boue, la pluie, les clameurs aiguës du vent, parfois la neige. Ce n’est que dans le courant d’avril que les nuits devinrent sensiblement moins froides. Ici en haut, sur ce plateau, les journées de mars ressemblaient beaucoup à celles d’un mois de mars d’Angleterre : un ciel bleu lumineux et des vents hargneux. L’orge d’hiver avait un pied de haut, des boutons pourpres se formaient sur les cerisiers (le front, ici, traversait des vergers abandonnés et des jardins potagers), et en cherchant dans les fossés, on trouvait des violettes et une espèce de jacinthe sauvage, parente pauvre de la jacinthe des prés. Immédiatement à l’arrière du front, coulait un merveilleux cours d’eau, vert, bouillonnant ; c’était la première eau limpide que je voyais depuis mon arrivée au front. Un jour, je m’armai de résolution et me glissai dans la rivière : mon premier bain depuis six semaines. Ce fut ce qu’on peut appeler un bain-éclair car cette eau provenait en majeure partie de la fonte des neiges et sa température n’était guère au-dessus de celle du point de congélation.
Et il ne se passait rien, jamais rien. Les Anglais avaient pris l’habitude de dire que ce n’était pas une guerre, mais une pantomime avec effusion de sang. Nous n’étions qu’à peine sous le feu direct des fascistes. Le seul danger, c’étaient les balles perdues qui, du fait que le front s’infléchissait en avant de chaque côté, venaient de plusieurs directions. Tous ceux qui furent blessés à cette époque, le furent par des balles perdues. Arthur Clinton reçut une mystérieuse balle qui lui fracassa l’épaule gauche et lui estropia le bras, définitivement, je le crains. Il y avait un peu de tir à obus, mais il était extraordinairement inefficace. Au vrai, nous considérions le sifflement aigu et le fracas d’explosion des obus comme une distraction innocente. Les fascistes n’envoyaient jamais leurs obus sur notre parapet. À quelques centaines de mètres en arrière de nous il y avait une maison de campagne, appelée La Granja et comprenant de vastes dépendances de ferme, qui servaient de magasin, de quartier-général et de cuisine pour tout le secteur. C’était cette maison que les artilleurs fascistes tâchaient d’atteindre, mais ils en étaient distants de cinq ou six kilomètres et jamais ils ne pointaient assez juste pour faire plus que briser les vitres et écorcher les murs. Vous n’étiez en danger que si le début du tir vous surprenait approchant de la route ; alors les obus tombaient tout autour de vous dans les champs. On acquérait presque instantanément une curieuse aptitude à reconnaître au son à quelle distance de soi un obus allait éclater. Les obus que les fascistes tiraient à cette époque étaient vraiment bien mauvais. Ils étaient de
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