Hommage à la Catalogne
cent cinquante millimètres et pourtant creusaient des cratères de seulement six pieds de large sur quatre de profondeur ; et au moins un obus sur quatre n’explosait pas. D’où, naturellement, des contes romanesques de sabotage dans les usines fascistes et d’obus non éclatés dans lesquels, au lieu de la charge, on aurait trouvé un chiffon de papier portant : « Front rouge » ; mais je n’en ai jamais vu un seul. La vérité, c’est que ces obus étaient de bien trop vieilles munitions ; un de mes camarades ramassa un coiffage de fusée en cuivre qui portait une date, et c’était 1917 ! Les canons fascistes étaient de la même fabrication et du même calibre que les nôtres, et souvent l’on remettait en état les obus non éclatés et on en faisait renvoi par tir aux fascistes. Il y avait, racontait-on, un vieil obus, gratifié d’un surnom, qui quotidiennement faisait ainsi l’aller-retour sans jamais éclater.
La nuit, on envoyait généralement dans le no man’s land de petites patrouilles se coucher dans les fossés près des premières lignes fascistes pour écouter les bruits (appels de clairon, coups de klaxon d’auto, etc.) susceptibles de nous renseigner sur l’activité dans Huesca. Il y avait de constantes allées et venues de troupes fascistes et, jusqu’à un certain point, on pouvait se faire une idée de leur importance d’après les comptes rendus de ces patrouilles. En particulier, on nous recommandait toujours, si nous entendions les cloches de l’église sonner, de le signaler. Les fascistes, à ce qu’on disait, entendaient toujours la messe avant d’aller au feu. Au milieu des champs et des vergers il y avait des huttes aux murs de boue abandonnées qu’on pouvait explorer sans danger à la lueur d’une allumette, une fois qu’on avait bouché les fenêtres. Parfois on tombait sur un butin précieux, une hache par exemple, ou un bidon fasciste (qui, étant meilleur que les nôtres, était très recherché). On pouvait tout aussi bien explorer en plein jour, mais alors presque tout le temps à quatre pattes. Cela faisait une impression bizarre de ramper ainsi parmi ces champs fertiles et déserts où tout travail s’était arrêté juste à l’époque des récoltes. On n’avait pas fait la moisson. Les vignes non taillées serpentaient sur le sol ; les épis du maïs encore sur pied étaient devenus durs comme pierre, les betteraves fourragères et les betteraves à sucre s’étaient transformées, par hypertrophie, en d’énormes masses ligneuses. Comme les paysans durent maudire l’une et l’autre armée ! Parfois on envoyait des détachements ramasser des pommes de terre dans le no man’s land . À un kilomètre et demi environ sur notre droite, là où les fronts étaient le plus rapprochés, il y avait un carré de pommes de terre qui était fréquenté à la fois par les fascistes et par nous. Nous y allions de jour, eux de nuit seulement, car le carré se trouvait sous le feu de nos mitrailleuses. Une nuit, à notre grande contrariété, ils y vinrent en nombre et nettoyèrent le carré de toutes ses pommes de terre. Nous découvrîmes un autre carré un peu plus loin, mais en un endroit qui n’offrait aucun couvert, aussi était-ce couchés à plat ventre qu’il fallait arracher les pommes de terre – une corvée épuisante ! Si l’on était repéré par les mitrailleurs fascistes, il fallait s’aplatir comme un rat qui se tortille pour passer sous une porte, tandis qu’à peu de mètres derrière soi les mottes de terre étaient hachées par les balles. Mais en ce temps-là on trouvait que ça en valait la peine : les pommes de terre se faisaient très rares. Si l’on parvenait à en avoir un plein sac, il était possible, en le portant à la cuisine, de le troquer contre un plein bidon de café.
Et il ne se passait toujours rien, il ne semblait pas devoir jamais rien se passer. « Quand donc attaquerons-nous ? Pourquoi n’attaquons-nous pas ? », telles étaient les questions qu’on entendait jour et nuit poser et par les Anglais et par les Espagnols. Quand on réfléchit à ce que se battre signifie, cela paraît singulier que des soldats souhaitent se battre, et pourtant il est indubitable qu’ils le souhaitent. Dans la guerre de tranchées il y a trois choses dont tous les soldats ont grande envie : un combat, davantage de cigarettes et une permission hebdomadaire. Nous étions alors un peu mieux armés
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