Hommage à la Catalogne
jamais. Lorsque nous étions relevés de garde au petit jour, nous raclions, rassemblions tout ce qui restait du feu de la cuisine et nous tenions au milieu des braises ; c’était mauvais pour les bottes, mais rudement bon pour les pieds. Mais il y avait des matins où voir poindre le jour parmi les cimes valait presque la peine d’être hors de son lit à des heures impies. Je hais les montagnes, même du point de vue spectaculaire. Mais parfois, lorsque sur notre arrière les monts commençaient à se dessiner sur le ciel blanchissant de l’aube, que les premières minces lueurs dorées comme des épées fendaient la nuit, puis que la clarté allait croissant et que des mers de nuages carminés s’étendaient au loin sur des distances inconcevables, alors, oui, le spectacle valait la peine d’être contemplé, même si l’on avait été debout toute la nuit et si l’on avait les jambes, des genoux aux pieds, engourdies de froid et si l’on était en train de maussadement se dire qu’il n’y avait pas d’espoir de recevoir rien à manger avant encore trois bonnes heures. J’ai vu le lever du jour durant cette campagne plus souvent que pendant toute ma vie passée – et que, je l’espère bien, pendant tout le reste de ma vie à venir.
Nous étions à court d’hommes ici, ce qui signifiait des factions plus longues et davantage de corvées. Je commençais à souffrir un peu de la privation de sommeil qui est inévitable même dans la plus calme des guerres. Indépendamment des tours de garde et des patrouilles, il y avait constamment des alertes de nuit, et de toute manière il n’est pas possible de bien dormir dans un de ces sales trous dans la terre quand les pieds vous font mal de froid ! Pendant mes trois ou quatre premiers mois sur le front, je ne pense pas avoir passé plus d’une douzaine de fois vingt-quatre heures sans dormir ; mais en revanche je n’ai certainement pas eu douze nuits de sommeil ininterrompu. Vingt ou trente heures de sommeil au total par semaine étaient la quantité normale. Le résultat n’était pas si fâcheux qu’on pourrait le croire : on s’alourdissait beaucoup et on avait encore plus de mal à grimper et descendre les pentes montagneuses, mais on se sentait bien et l’on était constamment affamé – et bon Dieu, à quel point ! Toute nourriture nous paraissait bonne, même les sempiternels haricots qu’en Espagne on finit par ne plus pouvoir sentir ! Notre eau, le peu que nous en recevions, venait de plusieurs kilomètres à dos de mulets ou de petits ânes martyrs. Je ne sais pour quelle raison les paysans aragonais traitent bien leurs mulets, mais abominablement leurs ânes. Lorsqu’un âne refusait d’avancer, c’était la pratique courante de lui donner des coups de pied dans les testicules. On ne nous distribuait plus de bougies et les allumettes se faisaient rares. Les Espagnols nous apprirent à fabriquer des lampes à huile d’olive avec une boîte de lait concentré vide, un chargeur et un morceau de chiffon. Quand, par hasard, on avait un peu d’huile d’olive, on obtenait avec tout cela, au milieu de la fumée, une flamme vacillante, environ quatre fois moins éclairante que celle d’une bougie, tout juste assez pour vous permettre de trouver à côté de vous votre fusil.
Il ne semblait y avoir aucun espoir d’un combat véritable. À notre départ du Monte Pocero, j’avais compté mes cartouches et m’étais aperçu qu’en presque trois semaines je n’avais tiré que trois coups de feu. Tuer un homme demande, dit-on, un millier de balles ; à ce compte-là j’en avais pour vingt ans à tuer mon premier fasciste. Au Monte Oscuro les fronts étaient plus rapprochés et l’on tirait plus souvent, mais j’ai tout lieu de croire que je n’ai jamais touché personne. En fait, sur ce front, et durant cette période de la guerre, la véritable arme n’était pas le fusil, mais le porte-voix. Faute de pouvoir tuer l’ennemi, on s’adressait à lui en criant. Cette façon de faire la guerre est si extraordinaire qu’elle mérite une explication.
Chaque fois que les fronts étaient suffisamment rapprochés pour être à portée de voix, il y avait toujours grand échange de cris de tranchée à tranchée. Les nôtres criaient : « Fascistas-maricones ! » Les fascistes : « Viva España ! Viva Franco ! », ou, quand ils savaient qu’il y avait en face d’eux des Anglais : « Hé ! les Anglais !
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