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Hommage à la Catalogne

Hommage à la Catalogne

Titel: Hommage à la Catalogne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: George Orwell
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larges bords, en train de labourer les champs, marchaient derrière des attelages de mulets dont les oreilles battaient au rythme des pas. Ils avaient de bien mauvaises charrues qui ne faisaient qu’ameublir superficiellement le sol, sans pouvoir y creuser quelque chose qui méritât le nom de sillon. Tous leurs instruments d’agriculture étaient déplorablement archaïques, car tout était commandé par le prix élevé du métal. On raccommodait un soc brisé, par exemple, et on le raccommodait à nouveau, et tant de fois qu’il finissait par n’être plus qu’un assemblage de morceaux. Les râteaux et les fourches étaient en bois. Les bêches, chez ces gens qui possédaient rarement des souliers, étaient chose inconnue ; pour creuser, ils avaient une houe grossière comme celles dont on se sert en Inde. Il y avait aussi une sorte de herse qui vous ramenait tout droit à la fin de l’âge de pierre. De la dimension environ d’une table de cuisine, elle était faite de planches jointes les unes aux autres et mortaisées de centaines de trous ; et dans chacun de ces trous était coincé un éclat de silex qu’on avait obtenu de la forme souhaitée en s’y prenant exactement comme les hommes s’y prenaient il y a dix mille ans. Je me souviens du sentiment presque d’horreur qui s’était emparé de moi lorsque j’étais pour la première fois tombé sur un de ces instruments, à l’intérieur d’une hutte abandonnée, dans le no man’s land. Cela me rendit malade rien que de penser à la somme de travail qu’avait dû exiger la fabrication d’une telle chose, et à la misère à ce point profonde qui faisait employer le silex au lieu de l’acier. J’ai depuis lors ressenti plus de sympathie à l’égard de l’industrialisme. Cependant il y avait dans le village deux tracteurs agricoles modernes, saisis sans doute sur le domaine de quelque grand propriétaire foncier.
    Une ou deux fois j’allai en me promenant jusqu’au petit cimetière entouré de murs qui se trouvait à environ un mille du village. Les morts du front étaient en général transportés à Sietamo ; il n’y avait là que les morts du village. Il différait singulièrement d’un cimetière anglais. Ici, aucune piété envers les morts ! Des buissons et une herbe commune avaient tout envahi et des ossements humains étaient éparpillés partout. Mais ce qui était véritablement surprenant, c’était l’absence à peu près absolue d’inscriptions religieuses sur les pierres tombales, bien que celles-ci datassent toutes d’avant la révolution. Une seule fois, je crois, je vis le « Priez pour l’âme d’untel » qui est courant sur les tombes catholiques. La plupart des inscriptions étaient tout simplement profanes, célébrant en de risibles poèmes les vertus des défunts. Une tombe peut-être sur quatre ou cinq portait une petite croix ou une allusion de pure forme au ciel, et en général elle avait été plus ou moins grattée par le ciseau d’un athée zélé.
    Il me parut que les gens, dans cette partie de l’Espagne, sont authentiquement dénués de sentiment religieux – j’entends de sentiment religieux au sens classique. Chose curieuse, pas une seule fois au cours de mon séjour en Espagne je n’ai vu quelqu’un se signer ; il eût été pourtant plausible qu’un tel geste fût devenu machinal, révolution ou non.
    Évidemment l’Église espagnole sera un jour restaurée (comme dit le proverbe : la nuit et les Jésuites reviennent toujours), mais il n’est pas douteux qu’elle s’effondra lorsque la révolution éclata, et sa faillite fut telle qu’il serait inconcevable que même la moribonde Église d’Angleterre en connût une semblable dans des circonstances analogues.
    Aux yeux du peuple espagnol, tout au moins en Catalogne et en Aragon, l’Église était purement et simplement une entreprise d’escroquerie. Il est possible que la foi chrétienne ait été remplacée dans une certaine mesure par l’anarchisme dont l’influence est largement répandue et qui a incontestablement quelque chose de religieux.
    Le jour même où je revins de l’hôpital, on nous fit avancer afin d’établir la première ligne là où il était logique qu’elle fût, à un kilomètre environ plus en avant, le long d’un petit cours d’eau qui coulait parallèlement au front fasciste dont il était distant de deux cents mètres. Ce mouvement eût dû être mis à exécution des mois auparavant.

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