Hommage à la Catalogne
les fermes qui en dépendent, en pierres blanchies à la chaux, avec des arcs plein cintre et de splendides poutres de toit, sont des bâtiments empreints de grandeur, construits d’après un plan qui n’a pas dû varier depuis des siècles. Parfois il vous venait un sentiment de sympathie inavoué pour les ex-propriétaires fascistes, à voir de quelle manière les miliciens traitaient les demeures dont ils s’étaient emparés. Dans La Granja, toute pièce dont on ne se servait pas avait été transformée en latrines – en une sorte d’effroyable lieu de carnage où l’on ne voyait plus que meubles brisés et déjections. Le plancher de la petite chapelle aux murs percés de trous d’obus disparaissait sous une couche d’excréments épaisse de plusieurs pouces. Dans la grande cour, où les cuisiniers distribuaient à la louche les rations, il y avait de quoi être écœuré en voyant toutes les immondices, boîtes de fer rouillé, boue, crottin de mulets, aliments avariés, qui jonchaient le sol. C’était le cas ou jamais de chanter le vieux refrain militaire :
Il y a des rats, des rats,
Des rats aussi gros que des chats,
Dans le magasin de l’officier de détail !
Ceux de La Granja étaient réellement aussi gros, ou il s’en fallait de peu, que des chats ; grosses bêtes bouffies qui se dandinaient sur des lits de fumier, si impudentes qu’elles ne s’enfuyaient même pas à votre approche, à moins que vous ne leur tiriez dessus.
C’était bien le printemps, enfin ! Le ciel était d’un bleu plus tendre ; l’air était soudain d’une douceur délicieuse. Les grenouilles s’appariaient bruyamment dans les fossés. Autour de l’abreuvoir pour les mulets du village, je découvris d’exquises petites grenouilles, de la dimension d’un penny et d’un vert si brillant que l’herbe nouvelle, auprès, paraissait terne. Les petits campagnards s’en allaient, munis de seaux, à la chasse aux escargots qu’ils faisaient griller vifs sur des plaques de fer. Aussitôt qu’il avait commencé à faire meilleur, les paysans étaient sortis pour les labours de printemps. Un signe typique de l’extrême imprécision que revêt la révolution agraire espagnole, c’est que je ne pus jamais me rendre compte de façon certaine si la terre, dans cette région, avait été collectivisée ou si, simplement, les paysans se l’étaient partagée entre eux. J’ai idée qu’en principe elle était collectivisée, puisqu’on était en territoire du P.O.U.M. et des anarchistes. En tout cas, les propriétaires étaient partis, on était en train de cultiver les champs, et les gens paraissaient satisfaits. De la bienveillance que nous témoignaient les paysans, je m’étonne encore. À certains des plus vieux d’entre eux la guerre devait paraître dénuée de sens ; ce qu’il y avait d’évident, c’était qu’elle était cause de privations de toutes sortes et de la vie triste et morne que tout le monde menait. Du reste, même en des temps meilleurs, les paysans détestent avoir des troupes cantonnées chez eux. Et néanmoins ils se montraient invariablement amicaux – réfléchissant, je suppose, que, pour insupportables que nous fussions à d’autres égards, nous ne nous en dressions pas moins comme un rempart entre eux et leurs ex-maîtres. La guerre civile crée d’étranges situations. Huesca se trouvait à moins de cinq milles de là ; c’était la ville de marché de ces gens ; tous y avaient des parents ; durant toute leur vie, chaque semaine, ils étaient allés y vendre leurs volailles et leurs légumes. Et voici que depuis huit mois ils en étaient séparés par une infranchissable barrière de fils de fer barbelés et de mitrailleuses. Parfois cela leur sortait de la mémoire. Je parlais un jour à une vieille femme qui transportait une de ces petites lampes en fer dans lesquelles les Espagnols brûlent de l’huile d’olive. « Où puis-je en acheter une semblable ? demandai-je. — À Huesca », me répondit-elle sans réfléchir, puis nous nous mîmes tous deux à rire. Les jeunes filles du village étaient de splendides créatures, éclatantes de vie, aux cheveux d’un noir de jais, à la démarche balancée ; avec cela une façon de se comporter loyale, comme d’homme à homme, fruit indirect de la révolution probablement.
Des hommes, vêtus de chemises bleues en loques et de pantalons de velours noir à côtes, coiffés de chapeaux de paille à
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