Hommage à la Catalogne
gargousse, le sifflement et l’éclatement de l’obus. En arrière de Monflorite il y avait deux très gros canons qui ne tiraient que quelques coups par jour ; leur grondement était profond et sourd comme l’aboiement au loin de monstres enchaînés. Là-haut, à Mont-Aragon, forteresse médiévale prise d’assaut l’année précédente par les troupes gouvernementales (c’était, paraît-il, la première fois dans son histoire qu’elle l’avait été) et qui gardait l’un des accès à Huesca, se trouvait une pièce d’artillerie lourde qui devait remonter loin dans le XIX e siècle. Ses gros obus passaient si lentement en sifflant que vous étiez certain de pouvoir courir à côté d’eux sans vous laisser distancer. On ne peut mieux comparer leur bruit qu’avec celui que fait un homme roulant à bicyclette tout en sifflant. Les mortiers de tranchée, pour petits qu’ils fussent, étaient les plus désagréables à entendre. Leurs obus sont en fait des sortes de torpilles à ailettes, de la forme de ces fléchettes qu’on lance dans les jeux de bistrots, et à peu près de la dimension d’une bouteille d’un litre ; ils faisaient, en partant, un fracas du diable, métallique, comme celui de quelque monstrueuse sphère d’acier cendreux que l’on ferait voler en éclats sur une enclume. Parfois nos avions laissaient tomber des torpilles aériennes dont l’épouvantable rugissement répercuté par l’écho faisait vibrer le sol même à deux kilomètres de distance. En éclatant, les obus des canons fascistes antiaériens parsemaient le ciel de taches blanches semblables aux petits nuages d’une mauvaise aquarelle, mais je n’en ai jamais vu s’épanouir à moins d’un millier de mètres d’un avion. Quand un avion pique de haut pour se servir de sa mitrailleuse, le bruit, d’en bas, ressemble à un battement d’ailes.
Dans notre secteur il ne se passait pas grand-chose. À deux cents mètres sur notre droite, là où les fascistes se trouvaient sur une éminence de terrain plus élevée, leurs canardeurs descendirent quelques-uns de nos camarades. À deux cents mètres sur notre gauche, au pont sur la rivière, une sorte de duel se poursuivait entre les mortiers fascistes et les hommes qui étaient en train de construire une barricade en béton en travers du pont. Ces satanés petits obus arrivaient en sifflant, bing-crac, bing-crac !, faisant un vacarme doublement diabolique quand ils atterrissaient sur la route asphaltée. À cent mètres de là, vous étiez en parfaite sécurité et pouviez contempler à votre aise les colonnes de terre et de fumée noire qui jaillissaient comme des arbres magiques. Les pauvres diables autour du pont passaient une bonne partie de la journée à se réfugier dans les petits abris qu’ils avaient creusés au flanc de la tranchée. Mais il y eut moins de pertes qu’on aurait pu s’y attendre, et la barricade continua de s’élever régulièrement : un mur de deux pieds d’épaisseur, avec des embrasures pour deux mitrailleuses et un petit canon de campagne. Pour armer le béton on devait se servir de vieux châlits, le seul fer, il faut croire, qu’on pût trouver pour cela.
VI
Un après-midi, Benjamin nous dit qu’il avait besoin de quinze volontaires. L’attaque de la redoute fasciste, qui avait été décommandée l’autre fois, devait avoir lieu cette nuit-là. J’huilai mes dix cartouches mexicaines, ternis ma baïonnette (car rien de tel qu’une baïonnette qui brille pour vous faire repérer) et empaquetai une miche de pain, trois pouces de saucisse rouge et un cigare que ma femme m’avait envoyé de Barcelone et que je gardais depuis longtemps en réserve. On nous distribua des bombes, trois à chacun. Le gouvernement espagnol était enfin parvenu à en fabriquer de convenables. D’après le principe des grenades de Mills, mais avec deux goupilles de sûreté au lieu d’une. Une fois que celles-ci étaient arrachées, il s’écoulait un intervalle de sept secondes avant l’explosion de la bombe. Leur principal inconvénient tenait à ce que l’une des goupilles était très dure à arracher, tandis que l’autre avait beaucoup de jeu : de sorte que l’on avait le choix entre ou ne pas toucher aux goupilles avant le moment critique et risquer de ne pouvoir alors enlever la dure à temps, ou retirer celle-ci à l’avance et, dès lors, être constamment sur le gril avec cette bombe dans la poche qui pouvait
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