Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Hommage à la Catalogne

Hommage à la Catalogne

Titel: Hommage à la Catalogne Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: George Orwell
Vom Netzwerk:
des soldats dans la plupart des guerres. Mais aujourd’hui qu’il m’est possible de considérer cette période avec un recul suffisant, je ne regrette pas, somme toute, de l’avoir vécue. Bien sûr, je voudrais avoir pu servir le gouvernement espagnol un peu plus efficacement ; mais d’un point de vue personnel – du point de vue de ma propre évolution – ces trois ou quatre premiers mois passés sur le front furent moins inutiles que je ne le crus alors. Ils formèrent dans ma vie une sorte d’interrègne, entièrement différent de tout ce qui avait précédé et peut-être de tout ce qui est à venir, et ils m’ont appris des choses que je n’aurais pu apprendre d’aucune autre manière.
    Le point capital, c’est le fait d’avoir été tout ce temps-là isolé – car au front l’on était presque complètement isolé du reste du monde : même de ce qui se passait à Barcelone l’on ne pouvait avoir qu’une vague idée – et parmi des gens que l’on pouvait, en gros mais sans trop se tromper, qualifier de révolutionnaires. Et ceci tenait au système des milices qui, sur le front d’Aragon, ne subit aucune modification fondamentale jusqu’en juin 1937. Les milices ouvrières, du fait qu’elles étaient levées sur la base des syndicats et composées, chacune, d’hommes ayant à peu de chose près les mêmes opinions politiques, eurent pour conséquence de canaliser vers une seule même portion du territoire tout ce que le pays comptait de sentiments les plus révolutionnaires. J’étais tombé plus ou moins par hasard dans la seule communauté de quelque importance de l’Europe occidentale où la conscience de classe et le refus d’avoir confiance dans le capitalisme fussent des attitudes plus courantes que leurs contraires. Ici sur ces hauteurs, en Aragon, l’on se trouvait parmi des dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart, mais non tous cependant, d’origine prolétarienne, vivant tous sur le même plan, mêlés sur un pied d’égalité. En théorie c’était l’égalité absolue, et dans la pratique même il s’en fallait de peu. En un sens il serait conforme à la vérité de dire qu’on faisait là l’expérience d’un avant-goût de socialisme, et j’entends par là que l’état d’esprit qui régnait était celui du socialisme. Un grand nombre des mobiles normaux de la vie civilisée – affectation, thésaurisation, crainte du patron, etc. – avaient absolument cessé d’exister. L’habituelle division en classes de la société avait disparu dans une mesure telle que c’était chose presque impossible à concevoir dans l’atmosphère corrompue par l’argent de l’Angleterre ; il n’y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne pour son maître. Bien entendu, un tel état de choses ne pouvait durer. Ce fut seulement une phase temporaire et locale dans la gigantesque partie qui est en train de se jouer sur toute la surface de la terre. Mais elle dura suffisamment pour avoir une action sur tous ceux qui la vécurent. Sur le moment, nous pûmes bien jurer et sacrer violemment, mais nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux. Nous avions fait partie d’une communauté où l’espoir était plus normal que l’indifférence et le scepticisme, où le mot « camarade » signifiait camaraderie et non, comme dans la plupart des pays, connivence pour faire des blagues. Nous avions respiré l’air de l’égalité. Je n’ignore pas qu’il est de mode, aujourd’hui, de nier que le socialisme ait rien à voir avec l’égalité. Dans tous les pays du monde une immense tribu d’écrivassiers de parti et de petits professeurs d’Université papelards sont occupés à « prouver » que le socialisme ne signifie rien de plus qu’un capitalisme d’État plus planifié et qui conserve entièrement sa place comme mobile à la rapacité. Mais heureusement il existe aussi une façon d’imaginer le socialisme tout à fait différente de celle-là. Ce qui attire le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la « mystique » du socialisme, c’est l’idée d’égalité ; pour l’immense majorité des gens, le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout. Et c’est à cet égard que ces quelques mois passés dans les milices ont été pour moi d’un grand

Weitere Kostenlose Bücher