Hommage à la Catalogne
commencent à poindre derrière nous les premières lueurs jaunes d’or de l’aurore, la sentinelle andalouse, emmitouflée dans sa capote, se met à chanter. Et on peut entendre par-delà le no man’ s land , à cent ou deux cents mètres de nous, la sentinelle fasciste chanter aussi.
Le 25 avril, après les mañana d’usage, une autre section vint nous relever ; nous leur remîmes nos fusils, pliâmes bagage et reprîmes le chemin du retour vers Monflorite. Je n’étais point fâché de quitter le front. Les poux parvenaient à se multiplier dans mon pantalon plus vite que je ne parvenais, moi, à les massacrer ; en outre, depuis plus d’un mois je n’avais plus de chaussettes et il restait très peu de semelles à mes bottes, si bien que je marchais à peu près nu-pieds. Je désirais un bain chaud, des vêtements propres et une nuit entre des draps, avec plus de passion qu’on n’en peut apporter à désirer quoi que ce soit si l’on a mené une vie normale de civilisé. Nous dormîmes quelques heures dans une grange à Monflorite, grimpâmes dans un camion au petit jour, attrapâmes le train de cinq heures à Barbastro et – ayant eu la chance d’avoir la correspondance à Lérida avec un train plus rapide – nous arrivâmes à Barcelone vers trois heures de l’après-midi, le 26. Et après cela les choses commencèrent à se gâter.
VI II
De Mandalay, en Haute-Birmanie, on peut aller par train à Maymyo, la principale station de montagne de la province, au bord du plateau de Chan. C’est une drôle d’expérience. On est, au départ, dans l’atmosphère caractéristique d’une ville orientale – soleil ardent, palmiers poussiéreux, odeurs de poisson, d’épices et d’ail, fruits mous et humides des tropiques, pullulement d’êtres humains aux visages basanés – et l’on est tellement accoutumé à cette atmosphère qu’on l’emporte avec soi tout entière, pour ainsi dire, dans le compartiment de chemin de fer. Mentalement on est encore à Mandalay quand le train s’arrête à Maymyo, à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Or voici qu’en descendant du train, on entre de plain-pied dans un univers différent. Subitement l’on respire un air frais et pur qui pourrait être celui de l’Angleterre, et partout autour de soi on voit de l’herbe verte, des fougères, des sapins, et des montagnardes aux joues roses qui vendent des paniers de fraises.
Mon retour à Barcelone, après trois mois et demi de front, me rappela cela. Ce fut le même brusque et saisissant changement d’atmosphère. Dans le train, durant tout le trajet jusqu’à Barcelone, l’atmosphère du front persista ; faite de saleté, de vacarme, d’inconfort, de vêtements en loques, de privations, de camaraderie et d’égalité. Le train, déjà rempli de miliciens au départ de Barbastro, fut envahi à chaque arrêt par toujours plus de paysans ; des paysans encombrés de bottes de légumes, de volailles terrifiées qu’ils transportaient tête en bas, et de sacs qui, sur le sol, décrivaient des boucles et se tortillaient et qu’on découvrit pleins de lapins vivants – et pour finir, d’un très important troupeau de moutons qu’on enfourna dans les compartiments en coinçant les bêtes dans tous les espaces vides. Les miliciens s’égosillaient à chanter des chants révolutionnaires qui couvraient le ferraillement du train, et ils envoyaient des baisers ou agitaient des mouchoirs rouge et noir chaque fois qu’ils voyaient une jolie fille le long de la voie ferrée. Des bouteilles de vin et d’anis, l’infecte liqueur aragonaise, circulaient de main en main. Les outres espagnoles en peau de bouc permettaient de faire gicler un jet de vin droit dans la bouche de son ami d’un bout à l’autre d’un compartiment de chemin de fer, ce qui épargnait beaucoup de dérangement. À côté de moi un gars de quinze ans, aux yeux noirs, faisait des récits sensationnels et, j’en jurerais, complètement faux, de ses propres exploits sur le front à deux vieux paysans aux visages parcheminés qui l’écoutaient bouche bée. Bientôt les paysans défirent leurs paquets et nous offrirent un vin violacé et gluant. Nous étions tous profondément heureux, plus heureux que je ne puis l’exprimer. Mais lorsque le train, après avoir traversé Sabadell, roula dans Barcelone, nous nous trouvâmes soudain dans une atmosphère qui nous était, à nous et à ceux de notre sorte, à
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