Hommage à la Catalogne
Dans quelque direction qu’on s’engageât, une averse de balles en venait. Nous étions menés de-ci de-là, dans le noir, comme un troupeau de moutons. Et par surcroît nous traînions avec nous la caisse de munitions conquise (une de ces caisses qui contiennent mille sept cent cinquante balles et pèsent environ cinquante kilos), ainsi qu’une caisse de bombes et plusieurs fusils fascistes. En l’espace de quelques minutes, bien que les deux parapets ne fussent pas à plus de deux cents mètres l’un de l’autre et que la plupart d’entre nous connussent le terrain, nous nous trouvâmes complètement égarés. Nous avancions au hasard dans un champ boueux en glissant à chaque pas, ne sachant plus qu’une chose : c’est qu’on nous tirait dessus des deux côtés. Il n’y avait pas de lune pour nous guider, mais il commençait à faire moins noir. Nos lignes étaient situées à l’est de Huesca ; je proposai de rester où nous étions jusqu’à ce que les premières lueurs de l’aube nous permissent de savoir où était l’est et où était l’ouest ; mais les autres s’y opposèrent. Nous voilà donc repartis à glisser, changeant de direction à plusieurs reprises et nous relayant pour charrier la caisse de munitions. Enfin nous vîmes se dessiner confusément devant nous la ligne basse et plate d’un parapet. Ce pouvait être le nôtre, mais ce pouvait tout aussi bien être celui des fascistes ; aucun de nous n’avait d’idée précise à ce sujet. Benjamin rampa sur le ventre à travers de hautes et blanchâtres herbes folles et, lorsqu’il fut à vingt mètres à peu près du parapet, il se hasarda à pousser un qui-vive. Le cri « P.O.U.M. ! » lui répondit. Nous sautâmes sur nos pieds, retrouvâmes notre chemin le long du parapet, pataugeâmes une fois de plus dans le fossé d’irrigation – clapotements et gargouillis – et nous fûmes hors de danger.
À l’intérieur du parapet Kopp attendait avec quelques Espagnols. Le médecin et les brancardiers étaient partis. Tous les blessés avaient été ramenés, à ce qu’il paraissait, à l’exception de Jorge et d’un de nos hommes, du nom de Hiddlestone, qui étaient disparus. Kopp faisait les cent pas, très pâle. Jusqu’aux bourrelets de graisse de sa nuque qui étaient pâles ; il ne prêtait aucune attention aux balles qui, passant au-dessus du parapet bas, crépitaient au niveau de sa tête. Nous étions, pour la plupart d’entre nous, assis sur nos talons, à l’abri derrière le parapet. Kopp marmottait : « Jorge ! Coño ! Jorge ! » Et puis en anglais : « If Jorge is gone it is terreeble, terreeble ! » Jorge était son ami personnel et l’un de ses meilleurs officiers. Brusquement il se tourna vers nous et demanda cinq volontaires, deux Anglais et trois Espagnols, pour aller à la recherche des disparus. Moyle et moi, ainsi que trois Espagnols, nous nous proposâmes.
Nous étions déjà à l’extérieur de nos lignes lorsque les Espagnols murmurèrent qu’il commençait à faire dangereusement jour. C’était tout à fait vrai ; le ciel devenait vaguement bleu. Un effrayant tapage de voix animées nous parvint de la redoute fasciste. Manifestement ils avaient réoccupé l’endroit en beaucoup plus grand nombre qu’auparavant. Nous étions à soixante ou soixante-dix mètres du parapet quand ils durent nous voir ou nous entendre, car ils nous envoyèrent une bonne rafale qui nous fit nous jeter visage contre terre. L’un d’eux lança une bombe par-dessus le parapet – signe certain de panique. Nous demeurions allongés dans l’herbe, attendant l’occasion favorable de nous remettre en route, quand nous entendîmes ou crûmes entendre – je suis persuadé que ce fut pure imagination, mais à ce moment-là il nous sembla que c’était parfaitement réel – que les voix des fascistes se rapprochaient. Ils avaient quitté leur parapet et nous suivaient. « Sauve-toi », hurlai-je à Moyle, et je sautai sur mes pieds. Et, bonté divine ! comme j’ai couru ! Un peu plus tôt, cette nuit-là, j’avais pensé qu’on ne peut pas courir quand on est trempé de la tête aux pieds et alourdi par le poids d’un fusil et de cartouches ; j’apprenais à présent que l’on peut toujours courir quand on croit avoir à ses trousses une cinquantaine ou une centaine d’hommes armés. Mais si je pouvais courir vite, d’autres pouvaient courir encore plus vite. Dans ma fuite, je
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