Hommage à la Catalogne
était-il dépourvu des lieux de rendez-vous et des cachettes que tout parti révolutionnaire devrait, cela va de soi, posséder. Dieu sait combien de gens dont la maison avait reçu la visite de la police dormirent dans la rue cette nuit-là. Je venais de passer cinq jours en voyages fatigants et pendant lesquels j’avais dormi dans des endroits impossibles, mon bras me faisait diablement souffrir, et voilà maintenant que ces imbéciles me donnaient la chasse et qu’il allait encore falloir dormir par terre ! À cela, à peu près, se bornaient mes pensées. Je ne me livrais à aucune des réflexions politiques tout indiquées. Ça ne m’arrive jamais pendant que les choses sont en train de se passer. Il semble en aller toujours de même chaque fois que je prends part à la guerre ou à la politique : je n’ai jamais conscience de rien d’autre que de l’inconfort physique et de mon désir profond que prenne fin au plus vite toute cette maudite absurdité. Après coup il m’est possible de saisir la signification des événements, mais tant qu’ils sont en train de se produire, je ne fais que souhaiter d’être en dehors – trait ignoble, peut-être.
J’avais marché longtemps et me trouvai non loin de l’hôpital général. Je cherchais un coin où pouvoir m’étendre et où la police ne viendrait pas fourrer son nez pour me demander mes papiers. J’essayai d’un abri contre raids aériens, mais, creusé de trop fraîche date, il ruisselait d’humidité. Je pénétrai alors dans les ruines d’une église qui avait été incendiée à la révolution et dont il ne restait que les murs. Ce n’était plus qu’une carcasse : quatre murs sans toit entourant un amas de décombres. En tâtonnant dans la demi-obscurité, je finis par trouver une sorte de cavité dans laquelle je pus me coucher. Des blocs de maçonnerie brisés, ce n’est guère moelleux comme couche. Mais heureusement c’était une nuit chaude et je parvins à dormir quelques heures.
XII
Le pis de tout, lorsqu’on est recherché par la police dans une ville comme Barcelone, c’est que tout ouvre si tard. Quand on dort à la belle étoile, on s’éveille toujours à l’aube, et aucun des cafés de Barcelone n’ouvre guère avant neuf heures. J’avais des heures à attendre avant de pouvoir boire une tasse de café et me faire raser. Qu’il me parut étrange, chez le coiffeur, de voir encore au mur l’affiche anarchiste exposant les raisons de la prohibition des pourboires ! « La Révolution a rompu nos chaînes », disait l’affiche. J’avais envie de dire aux coiffeurs qu’ils retrouveraient bientôt leurs chaînes s’ils n’y prenaient garde.
Je me remis à errer dans le centre de la ville. Au-dessus des immeubles du P.O.U.M. les drapeaux rouges avaient été arrachés et à leur place flottaient des drapeaux républicains, et des groupes de gardes civils tiraient leur flemme dans l’encadrement de la porte. Au centre du Secours rouge, au coin de la place de Catalogne, les policiers s’étaient amusés à briser la plupart des vitres. On avait vidé de leurs livres les librairies du P.O.U.M., et collé sur un panneau d’affichage, un peu plus bas sur les Ramblas, un dessin-charge contre le P.O.U.M. – celui qui représentait un visage fasciste se dissimulant derrière un masque. Tout à fait au bas des Ramblas, près du quai, je tombai sur un singulier spectacle : une rangée de miliciens, encore en loques boueuses du front, vautrés, recrus de fatigue, sur les chaises placées là pour les cireurs de bottes. Je savais qui ils étaient – je reconnus l’un d’eux, en fait. C’étaient des miliciens du P.O.U.M. qui étaient arrivés la veille du front, pour trouver le parti supprimé, et qui avaient dû passer la nuit dans les rues parce que la police avait fait des descentes dans leurs maisons. Tout milicien du P.O.U.M. qui revint à Barcelone à cette date-là eut le choix entre immédiatement se cacher ou être immédiatement jeté en prison : réception qui manque d’agrément après trois ou quatre mois de front !
C’était une situation bizarre que celle où nous nous trouvions ! La nuit, nous étions des fugitifs traqués, mais dans la journée nous pouvions mener une vie presque normale. Toute maison connue pour donner asile à des adhérents du P.O.U.M. était – ou en tout cas risquait d’être – placée sous surveillance, et il était impossible d’aller dans un
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