Hommage à la Catalogne
téméraire, mais il ne s’était pas senti le cœur de rester à l’abri tandis que ses camarades étaient en danger. Mais pour tous les autres amis, ce fut l’antienne : « Ils ont « eu » un tel et un tel », « ils ont « eu » un tel et un tel ». Ils paraissaient avoir « eu » presque tout le monde. Je pensai tomber de mon haut en apprenant qu’ils avaient également « eu » Georges Kopp.
« Comment ! Kopp ? Je le croyais à Valence ? »
J’appris que Kopp était revenu à Barcelone ; il était porteur d’une lettre du ministère de la Guerre au colonel commandant les opérations du Génie sur le front est. Il savait, bien sûr, que le P.O.U.M. avait été supprimé, mais probablement ne lui était-il pas venu à l’idée que la police pût être assez absurde pour l’arrêter alors qu’il était en route pour le front avec une mission militaire urgente à remplir. Il était venu faire un tour à l’hôtel Continental pour reprendre ses valises ; ma femme était à ce moment-là sortie, et les gens de l’hôtel s’étaient arrangés pour le retenir sous un prétexte quelconque tandis qu’ils appelaient la police. J’avoue que j’eus un accès de colère lorsque j’appris l’arrestation de Kopp. Il était mon ami personnel, j’avais servi sous ses ordres pendant des mois, je m’étais trouvé sous le feu de l’ennemi avec lui et je connaissais son histoire. C’était un homme qui avait tout sacrifié – famille, nationalité, situation – tout simplement pour venir en Espagne combattre contre le fascisme. En quittant la Belgique sans autorisation et en s’engageant dans une armée étrangère alors qu’il était dans l’armée belge de réserve, et, auparavant, en ayant aidé à fabriquer illégalement des munitions pour le gouvernement espagnol, il s’était amassé bon nombre d’années d’emprisonnement si jamais il revenait dans son propre pays. Depuis octobre 1936 il était sur le front où, de simple milicien, il était devenu chef de bataillon, avait pris part à je ne sais combien de combats et avait été blessé une fois. Pendant les troubles de mai, comme j’en avais été personnellement témoin, il avait empêché un combat local et avait ainsi probablement sauvé une dizaine ou une vingtaine de vies. Et en retour, tout ce qu’ils savaient faire, c’était de le jeter en prison ! C’est perdre son temps que de se mettre en colère, mais la malignité stupide de choses de ce genre met la patience à rude épreuve.
Ils n’avaient pas « eu » ma femme. Elle était pourtant restée à l’hôtel Continental, mais la police n’avait pas fait mine de l’arrêter. Il sautait aux yeux qu’on voulait la faire servir d’appeau. Mais, deux nuits auparavant, au petit jour, six policiers en civil avaient fait irruption dans notre chambre d’hôtel et avaient perquisitionné. Ils avaient saisi jusqu’au moindre morceau de papier en notre possession, à l’exception, heureusement, de nos passeports et de notre carnet de chèques. Ils avaient emporté mes journaux intimes, tous nos livres, toutes les coupures de presse accumulées depuis des mois (je me suis souvent demandé de quelle utilité elles avaient bien pu leur être), tous mes souvenirs de guerre et toutes nos lettres. (Entre parenthèses, ils ont emporté quantité de lettres que j’avais reçues de mes lecteurs. Je n’avais pas répondu à certaines d’entre elles et je n’ai évidemment pas les adresses. Si quelqu’un, qui m’a écrit au sujet de mon dernier livre et n’a pas reçu de réponse, vient à lire ces dernières lignes, qu’il veuille bien y trouver mes excuses.) J’appris par la suite que la police s’était également emparée des affaires que j’avais laissées au sanatorium Maurín, allant jusqu’à emporter un paquet de linge sale. Peut-être s’est-elle imaginé que des messages pouvaient y avoir été écrits à l’encre sympathique.
Il était évident qu’il y aurait moins de danger pour ma femme à rester à l’hôtel, tout au moins momentanément. Si elle tentait de disparaître, ils seraient immédiatement à ses trousses. Quant à moi, il me fallait me cacher sans plus tarder. Cela me révoltait. En dépit de ces innombrables arrestations, je ne parvenais pas à croire que je courais un danger quelconque. Tout cela me semblait par trop absurde. C’était ce même refus de prendre au sérieux des attaques ineptes qui avait conduit Kopp en
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