Il était une fois le Titanic
[décoré de] balcons en fer forgé et de poutres apparentes 30 . » Et de citer un voyageur anonyme que les décorations à la française du Washington avaient émerveillé. Passager de première classe, il en a décrit longuement les boiseries dorées à la feuille, les sièges rembourrés, les lampes de cuivre et les plantes vertes, qu’il garantissait être « du meilleur goût ».
Le savoir-faire et la tradition des artisans de chaque pavillon faisaient honneur à leur tradition. À cette mainmise patriotique sur la construction navale répondait un état de grâce nationaliste qui s’entendrait bientôt comme une victoire militaire. Le commandant Georges Croisile parlera d’« héroïsation par procuration 31 ».
Si la décoration des paquebots faisait en général l’objet d’un certain consensus, la puissance des machines à laquelle on s’attachait dans les années 1900 opposait deux écoles : celle des partisans de la vitesse, qui affirmaient réaliser des économies sur le prix d’exploitation de la traversée, aux tenants d’une politique moins agressive, qui ne revendiquaient pas les exploits de leurs coursiers.
En termes de gestion des coûts, ces derniers assuraient que le doublement de la vitesse multipliait par six la consommation du combustible pour une rotation moyenne, soit 25 tonnes par heure sur la route de New York. Si l’argument semble recevable d’un point de vue comptable, les hérauts de la performance laissaient entendre a contrario que la vitesse leur faisait gagner des heures de navigation et, par là même, économiser davantage.
Le débat tourna d’abord au dialogue de sourds. Puis, avec l’augmentation de la vitesse qui finit par prévaloir chez les armateurs, il fallut prendre en compte la notion de sécurité. Encouragées par les bookmakers à toujours plus d’audace, les compagnies laissaient généralement leurs capitaines libres d’évaluer le danger. Mais, par excès de confiance et trop souvent par négligence, ils finirent par oublier le premier commandement que leur imposait leur fonction, à savoir de conduire à bon port le navire et ses passagers.
Les records de traversée devinrent donc de plus en plus à la mode et les paquebots qui les remportaient étaient aussitôt plébiscités par un afflux nouveau de passagers. Au point que les armateurs invitèrent les ingénieurs à concevoir des moteurs toujours plus puissants et de plus en plus performants, avec une certaine prise de risques.
Cette compétition permit à la technologie maritime de faire gagner aux paquebots cinq ou six nœuds en l’espace de trente ans, soit vingt-trois heures grappillées sur une traversée de 4 000 milles. Chiffres sans doute significatifs au regard de la performance et des statistiques, mais des
voix ne manquaient pas de s’élever pour stigmatiser une fuite en avant dangereuse car sans garde-fou, un pari malsain qui conduirait l’humanité à perdre petit à petit son propre contrôle.
Aussi, chaque fois que la presse évoquait une fortune de mer, la controverse était-elle aussitôt ravivée. Tout accident devenait immanquablement la conséquence d’une rivalité qu’une partie de l’opinion vouait aux gémonies. Par conséquent, tout un aréopage d’industriels et d’armateurs fut accusé de sacrifier des vies humaines à leur indélicatesse financière. Et de jouer les démiurges.
Le drame du paquebot français La Bourgogne , accidenté lors d’un abordage avec un voilier dans les brouillards de Terre-Neuve, est exemplaire de la controverse qui sévissait alors à propos de la course au Ruban bleu. Le naufrage survint pendant l’été 1898, alors que le navire transportait mille cinq cents passagers. Toute la presse interpréta cet accident comme le résultat de la course de vitesse engagée par les commandants des grosses unités, sans tenir compte des risques qu’ils faisaient courir à la navigation par inconscience ou fatuité. « Comment tolérer que, forts de leur expérience, ils se croient autorisés à lancer leurs mastodontes à toute allure dans la brume 32 ? », pouvait-on lire dans la presse à la suite de cet accident.
Il faut dire que les statistiques n’étaient guère favorables aux grands steamers qui, depuis leur mise en service sur la ligne de l’Atlantique Nord, comptabilisaient plus de cinq cents naufrages ! Et c’était compter sans les petites embarcations qui disparaissaient corps et biens sous l’étrave de
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