Il était une fois le Titanic
paquebots aveugles lancés à plus de 20 nœuds, dans un bras de fer qui les coulait par dizaines chaque année. « En vain la sirène annonce-t-elle de loin le formidable bâtiment que déjà le monstre est sur eux. Sa puissante étrave heurte la fragile embarcation, et des malheureux disparaissent
à jamais dans les flots », pouvait-on lire dans un supplément du Petit Journal 33 .
La querelle des Anciens et des Modernes
« Pour que des navires pussent être lancés, il a fallu que beaucoup de mathématiciens, de géomètres et de physiciens joignissent leurs connaissances. Les progrès scientifiques ne deviennent sensibles à la foule que par les applications pratiques qui en découlent : alors, ils sortent de l’ombre et entrent dans l’histoire des peuples 34 », écrivait Pierre Gaxotte.
En 1907, lorsque William Pirrie lança son programme de construction pour le compte de la White Star Line, l’opinion publique était plus que jamais divisée sur la maîtrise du progrès. Les partisans de la modernité le justifiaient par l’avancée sociale qu’il représentait. Leurs contradicteurs brandissaient le spectre d’un drame annoncé. Il était alors impossible de les départager car ils défendaient leurs certitudes comme une religion. Pour autant, la marche en avant de l’Histoire était inexorable. L’intérêt de la production de masse et les progrès scientifiques prônés par les cercles politiques dès le début du XX e siècle avaient confronté les édiles aux espoirs d’une supériorité technologique déterminante.
La dénonciation de cette course irrépressible, critiquée pour son opportunisme par les milieux conservateurs, eut un large écho. Certains intellectuels n’hésitaient pas à faire valoir publiquement leur opposition à toute forme d’innovation et de croissance, qu’ils jugeaient arbitraire. Pour l’écrivain Joseph Conrad, qui s’exprimait en 1912, tout progrès, s’il voulait constituer une avancée durable, devait infléchir sa trajectoire afin d’anticiper l’avenir 35 . Le
modernisme, à ses yeux, devait avoir pour seule ambition de servir l’humanité.
Or l’Angleterre édouardienne était euphorique et ses démiurges n’étaient traversés d’aucun doute. Leurs idées étaient définitives et suscitaient peu d’interrogations. On entrait dans le rêve éveillé d’un monde ouvert à toutes les initiatives et libre de toute entrave. Thomas Andrews, concepteur des plus grands liners jamais construits chez Harland & Wolff, savait retourner des réponses précises aux questions qu’on lui posait sans jamais être pris au dépourvu par un quelconque adversaire de sa politique : « Il avait le talent de faire croire que la complexité n’existe pas 36 . » Cette orgueilleuse certitude était niée par certains esprits rebelles, qui ne se privaient pas de faire entendre leur dissonance.
En réalité, le siècle naissant n’avait pas eu le temps de prendre ses marques. Sa logique répondait encore d’un passé qui n’en finissait pas de mourir et refusait de capituler. Le courant de pensée qui animait les conservateurs n’était pas en accord avec les progrès de la science car la technique avait pris ses distances avec la philosophie traditionnelle. Le fossé que les progressistes avaient creusé à la fin du XIX e siècle n’avait pas été comblé. Le monde était en arythmie.
Le baron Pirrie avait confié à Joseph Ismay son projet de construire les plus grands navires du XX e siècle, mais le patron de la White Star Line avait-il pleinement conscience de ce qu’il venait d’entériner ? Bien qu’il eût fait le choix de l’avenir, du camp du progrès contre celui de la réserve et de la méfiance, il s’interrogeait encore sur la pertinence de sa politique. En 1907, plein d’incertitudes à propos du nom qu’on lui avait soufflé pour l’une de ses nouvelles unités, Joseph Ismay n’était pas complètement débarrassé des doutes qui assaillaient sa
conscience. Une simple poignée de main venait peut-être de libérer quelques mauvais génies et de laisser le champ libre aux Titans, dieux malfaisants qui distillent de faux espoirs. Le nom de Titanic envisagé par James Pirrie l’avait bien alerté, mais il avait finalement abandonné ses doutes au ban de sa conscience.
On ne saura jamais si Joseph Ismay connaissait ou non le roman de Morgan Robertson, intitulé Le Naufrage du Titan 37 . Mais il y a peu de chance qu’il
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