Il était une fois le Titanic
l’ignorât. Si nous en parlons ici, c’est que ce livre fut au centre de la querelle des Anciens et des Modernes, des conservateurs et des progressistes en matière d’ingénierie maritime. Cet ouvrage, publié en 1898, n’a certes aucune valeur littéraire. Il n’en a pas moins défrayé la chronique par les critiques qu’il adressait aux armateurs. Réputé être un pamphlet sévère contre la société britannique – « avec son culte de la technique, de la puissance et de l’argent », note le sociologue Bertrand Méheust –, l’ouvrage mettait en garde contre l’arrogance des affairistes, des ingénieurs et des compagnies de navigation. « Tous les détails du récit étaient amenés pour stigmatiser la volonté de puissance qui menait le monde à la catastrophe 38 . » Ses thuriféraires prétendaient en effet que Robertson était un visionnaire et que le naufrage de son navire imaginaire était prémonitoire. Les descriptions que l’auteur faisait de son paquebot gigantesque ne laissaient pas de faire penser aux liners que le XX e siècle s’apprêtait à mettre sur cale. Et le tragique destin qu’il lui avait réservé alimentait les arguments de leurs détracteurs.
Au-delà de cette ressemblance, somme toute assez concevable pour l’époque, c’est la collision de l’iceberg et du Titan qui choqua les lecteurs. En 1898, plusieurs transatlantiques s’étaient en effet abîmés dans les champs de glaces du côté de Terre-Neuve. Ces accidents avaient coûté
peu de vies humaines, mais Robertson étayait l’idée selon laquelle, un jour ou l’autre, le monde vivrait un drame à la démesure de ses ambitions, en raison de la vitesse qu’on atteindrait bientôt et par un manque de vigilance récurrent qu’on refusait obstinément d’admettre.
Ce n’était encore qu’un roman. Mais il avait réveillé dans l’opinion toutes les craintes associées aux traversées transatlantiques et ravivé le débat, que définit assez bien cette formule attribuée à la philosophe Hannah Arendt : « Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. »
Aujourd’hui, la grande aventure imaginée par William James Pirrie et Joseph Bruce Ismay fait figure de conte philosophique dont la disparition du Titanic n’est que la part d’ombre. Ce tragique événement n’avait pas vocation à contrarier le cours des choses, ni à stigmatiser l’ensemble d’une époque en raison d’un naufrage de hasard. Les innovations ont souvent des catastrophes pour origine. « C’est ainsi que s’inventent à neuf outils, théories, sentiments, et cela s’appelle évolution », écrivait le poète allemand Hans Magnus Enzensberger 39 .
En tout état de cause, cette lecture manichéenne a si bien traversé le temps qu’elle renaît régulièrement de ses cendres à chaque nouvelle transformation de la société. Comme une antienne récurrente, le « syndrome du Titanic » focalise sur son nom toutes les inquiétudes et les métamorphoses.
Ce paquebot, dont personne ne prédisait pareille infortune en 1907, mettra près de cinq ans avant de défrayer la chronique. Presque sans préavis, tandis que rien ne l’en prédisposait.
Fors le destin.
2
LA NAISSANCE DES TITANS
« La White Star Line constituait une part importante de l’histoire du commerce britannique 40 . » C’est en ces termes élogieux que Duncan Haws décrit la compagnie de navigation fondée par Thomas Henry Ismay. Toutefois, c’était à New York, au siège de l’International Mercantile Marine Company, que se décidait la politique générale du groupe et que se prenaient les grandes décisions d’avenir. À l’Oceanic House de Londres, on gérait la White Star au quotidien. Quand ce n’était pas directement au chantier naval de Belfast, où l’inspiration du baron Pirrie et la règle à calcul d’Alexander Carlisle s’entendaient pour dicter leur philosophie. Et Joseph Ismay les enregistrait plus ou moins volontiers. Ses concurrents ironisaient alors sur les pouvoirs de son directeur, qu’ils disaient à la botte des Américains et des Irlandais.
D’aucuns lui reconnaissaient pourtant un tempérament autoritaire, parfois même sectaire et méprisant. « Il m’est arrivé plusieurs fois de faire la traversée de l’Atlantique sur des bateaux à bord desquels Ismay voyageait aussi, fait dire le romancier Max Allan Collins à l’un de ses personnages, et je vous assure qu’on ne
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