Il était une fois le Titanic
années plus tard : « À la naissance de toutes les compagnies maritimes, il y a eu des hommes exceptionnels, audacieux, souvent incompris, qui luttèrent pour faire prévaloir leurs vues et qui anticipèrent sur l’avenir. […] Ils représentaient, en somme, ce que le système capitaliste a de plus remarquable, car plusieurs d’entre eux, marqués par l’idéologie du saint-simonisme, avaient la conviction d’œuvrer pour le bien de l’humanité 22 . »
Dans le bureau de Downshire House, les deux associés n’avaient pas vu le temps passer. Après avoir raccompagné son hôte sur le perron, William James Pirrie lui serra chaleureusement la main. Ce fut entre eux la seule marque de leur consentement et de leur satisfaction réciproque. Sous la haute colonnade qui ornait la façade de la villa, ils s’accordèrent trente jours pour qu’un document signé par
les deux parties conclût définitivement leur accord – une simple lettre stipulant que le chantier procéderait au lancement du premier navire durant l’automne 1910 et que le début de son exploitation commerciale suivrait six mois plus tard. Les deux unités restantes seraient mises sur cale à quelques mois d’intervalle.
Joseph Ismay s’engouffra dans sa voiture. Par la portière entrouverte, poussé par la curiosité, il demanda tout de même :
— Avez-vous prévu des noms pour nos trois géants, qui leur assureraient une destinée triomphale ?
Pirrie se pencha pour lui répondre.
— Je me suis dit que le premier pourrait s’appeler Olympic . Ce nom était initialement destiné au jumeau de l’ Oceanic , dont la construction fut abandonnée après le décès de votre père 23 .
Ismay resta pensif un instant et Pirrie se reprocha d’avoir ravivé ce souvenir.
— Quant au second, poursuivit-il aussitôt, j’ai pensé qu’on pourrait l’appeler Gigantic , bien que cette idée ne semble pas faire l’unanimité chez les ingénieurs. Réservons-le peut-être pour le troisième de la série car je souhaiterais qu’il soit fortement emblématique.
— Et pour le deuxième, quel nom proposez-vous ?
— J’ai pensé reprendre celui qu’avait donné l’armateur Scott à l’un de ses cargos en 1888. Revendu plusieurs fois, ce vraquier fut débaptisé depuis lors, si bien que le nom ne figure plus sur les registres du Lloyd. Si vous l’agréez, il fera de ce paquebot l’icône de notre flotte et l’ambassadeur de la White Star.
Ismay ne doutait pas de l’opportunité de son choix.
— Et quel est ce nom mystérieux qui doit assurer sa notoriété ? dit-il en fixant le regard de Pirrie.
— Titanic !
Sans raison apparente, poussé peut-être par un étrange pressentiment, l’armateur lui demanda s’il savait ce qu’était devenu ce cargo à l’appellation quelque peu présomptueuse.
— C’était un bateau sans histoire, lui répondit laconiquement le baron 24 .
Réputé pragmatique, le directeur Ismay cessa d’y penser durant le trajet qui le ramenait chez lui. Quelque chose pourtant l’avait contrarié, qui l’empêcha de s’endormir. « Un bateau sans histoire, songeait-il, ça n’existe pas… » Et ses doutes l’envahirent de nouveau.
1
DES CONTRATS SUR L’ATLANTIQUE
La crainte qu’a toujours inspirée l’océan s’est atténuée au cours des siècles, tandis que la technologie se donnait les moyens d’en apprivoiser les dangers. Jusqu’à se jouer des avertissements distillés au fil des catastrophes, tout particulièrement sur la route de l’Atlantique Nord dont la mauvaise réputation n’était pas une légende. Brumes, icebergs, déchaînement conjugué des vents, des lames et des courants : autant de conditions extrêmes que les armateurs tentaient de conjurer pour atteindre le rêve américain.
À l’époque des grands voiliers, le franchissement des mers était une épreuve plus dure encore, que les voyageurs traversaient rarement sans péril. C’était le prix de l’espoir et la rançon de l’eldorado.
Les trente-cinq colons protestants du Mayflower , partis du petit port hollandais de Delftshaven pour l’Amérique le 22 juillet 1620, marquèrent le point de départ du transport de passagers sur l’Atlantique. À dater de cette époque, les voiliers, qui jaugeaient à peine 50 tonneaux, accueillirent à leur bord de plus en plus d’émigrants, à tel point que de nombreuses compagnies envisagèrent de constituer des flottes organisées pour ce trafic.
Les premiers
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