Il suffit d'un amour
Fiacre, laissant un enfant de quelques mois : le fils que lui avait donné Catherine de France. Mais, prudent, Philippe de Bourgogne avait refusé la Régence du royaume et, sans même attendre les funérailles du conquérant, était reparti pour les Flandres, n'en bougeant même pas à l'annonce de la mort du roi Charles VI, pour n'avoir pas, lui prince français, à s'effacer devant le duc de Bedford, devenu régent du Royaume. Garin de Brazey était resté auprès de Philippe mais, chaque semaine, un messager était venu de sa part, porter à sa fiancée quelque présent : bijou, œuvre d'art, livre d'heures richement enluminé par Jacquemart de Hesdin et même un couple de grands lévriers de Karamanie qui sont sans rivaux pour la chasse. Jamais, pourtant, le moindre mot n'accompagnait l'envoi. Par contre, Marie de Champdivers recevait régulièrement des instructions au sujet des préparatifs du mariage et des habitudes mondaines qui devaient être inculquées à la future mariée. Garin n'était rentré que huit jours avant les noces, juste à temps pour refuser à Catherine la présence de sa famille.
Le repas nuptial fut triste malgré l'entrain que s'efforçait d'y mettre Hughes de Lannoy. Assise auprès de Garin dans le banc seigneurial, Catherine touchait à peine aux mets qui étaient servis, à l'exception de quelques bribes d'un magnifique brochet de la Saône aux herbes et de quelques prunes confites. Les aliments ne franchissaient sa gorge qu'avec peine et elle ne prononça pas trois paroles. Garin ne lui prêtait aucune attention. Il ne s'occupait pas davantage d'ailleurs des autres dames présentes qui bavardaient entre elles. Lui parlait politique avec Nicolas Rolin passionné par la prochaine ambassade du chancelier à Bourg-en-Bresse où, pour plaire au duc de Savoie sincèrement épris de paix, les gens de Bourgogne et ceux de Charles VII allaient tenter de s'entendre.
À mesure que l'heure avançait, Catherine sentait croître son malaise et, quand les serviteurs vêtus de violet et d'argent apportèrent les bassins de confitures, les pièces de nougat et les fruits au sucre qui composaient le dessert, elle sentit ses nerfs craquer et dut cacher ses mains tremblantes sous la nappe. Dans quelques instants, lorsqu'on se lèverait de table, les dames la conduiraient à la chambre nuptiale où elle serait abandonnée, seule en face de cet homme qui avait maintenant tous les droits sur elle. A la seule idée de son contact, la chair de Catherine se hérissait sous les vêtements de soie. De toutes ses forces, désespérément, elle tentait d'éloigner d'elle le souvenir de l'auberge de Flandres, le dessin d'un visage, le son d'une voix, la chaleur d'une bouche impérieuse. Son cœur s'arrêtait lorsqu'elle évoquait Arnaud et leur trop bref moment d'amour. Tout ce qui pourrait venir ce soir, les gestes que ferait Garin, les paroles qu'il prononcerait, ne seraient que la dérisoire parodie d'un instant précieux entre tous. Catherine savait trop bien qu'elle avait approché, de bien près, le véritable amour de sa vie, celui pour lequel Dieu l'avait créée, pour n'en avoir point cruellement conscience. Devant elle, maintenant, rythmant sur la harpe les gracieuses évolutions d'une dizaine de danseuses, un ménestrel chantait :
Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse, Puisqu'il me faut loin de vous demeurer, Je n'ai plus rien à me réconforter, Qu'un souvenir pour retenir liesse...
Les paroles mélancoliques firent monter des larmes aux yeux de la jeune femme. Les vers répondaient si bien à la plainte de son propre cœur ! C'était comme si le ménestrel lui avait un instant prêté sa voix... Elle regarda le jeune garçon à travers un brouillard de larmes, vit qu'il était très jeune, mince et blond, avec des genoux encore mal dégrossis, un visage enfantin... Mais la voix railleuse d'Hughes de Lannoy vint briser le charme et elle l'en détesta.
— Quelle chanson lugubre pour un soir de noces ! s'écria-t-il. Vive Dieu, l'ami ! N'as-tu pas plutôt quelque rondeau gaillard, bien propre à mettre en joie un couple nouveau marié ?
— La chanson est belle, intervint Garin. Je ne la connaissais pas.
D'où la tiens-tu baladin ?
Le jeune chanteur rougit comme une fille, s'agenouilla avec humilité, ôtant son bonnet vert où tremblait une plume de héron :
— D'un mien ami, messire, qui l'a rapportée d'au- delà de la mer.
— Une chanson anglaise ? Je n'en crois rien, fit Garin
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