Jacques Cartier
l'air.
Jean longea le fleuve, en aval. Les réverbérations de l'eau l'aidaient à se diriger, sur les battures, bordées, comme d'une muraille par une lisière de grands arbres.
Le sentier était dangereux souvent, difficile toujours. Mais Morbihan le connaissait. Peu de jours auparavant, il l'avait parcouru avec Jacques Cartier allant visiter la chute, appelée d'abord la Vache, à cause de ses mugissements sans doute, et plus tard Montmorency.
Le fracas de cette chute se fit bientôt entendre.
Après une heure et demie de marche, Jean distingua les cimes pelées des roches qui encaissent le torrent.
La chaleur augmentait, malgré l'approche du jour.
L'atmosphère devenait de plus en plus pesante. Quelques éclairs zébraient de feu la voûte céleste. Le tonnerre grondait par intervalles. Mais le vacarme de la cascade en dominait les éclats.
Jean Morbihan n'avait guère quitté de vue la silhouette de Philippe. Il s'en rapprocha avec prudence, en grimpant, à travers bois, vers le sommet du cap.
Comme l'aube blanchissait parmi un enchevêtrement de nuages violacés, ils arrivèrent tous deux au faîte. Philippe marchait ferme et droit, Jean se coulait, courbé en deux, autour des broussailles.
Le premier fit halte sur un plateau chenu, duquel l'oeil plongeait avec effroi dans les profondeurs encore à demi voilées de la cataracte. Le second aussi fit halte, sous un buisson, à quelques pas.
L'orage, amoncelé depuis la veille, fulminait ses dernières menaces. Il allait faire explosion. De larges gouttes de pluie tombaient.
Cinq sauvages débouchèrent alors d'un fourré voisin. Jean reconnut dans ce groupe Domagaia, Taignoagny et Donnacona. Les deux autres lui étaient étrangers.
Ils s'avancèrent vers Philippe, lui baisèrent les bras et un entretien animé s'engagea entre eux et le transporté [Je n'ignore pas que les mots de transporté et déporté sont, en cette acception, d'introduction récente dans notre langue et dans nos lois. Mais j'ai cru devoir les employer, parce que, mieux que banni ou exilé, ils me semblent rendre l'idée que l'on y attachait alors.], Taignoagny et Domagaia servant d'interprètes. Pour Morbihan, le meuglement de la chute couvrait en partie le son des voix. Mais, par les gestes, il en comprenait à peu près le sens.
Philippe engageait les sauvages à faire une attaque nocturne sur les navires.
Il leur promettait son concours et celui de ses co-déportés. En récompense les indigènes pilleraient les approvisionnements et les armes qui se trouveraient à bord. On tuerait Cartier à son retour, et ils seraient débarrassés d'un ennemi aussi perfide que dangereux.
La conjuration dura longtemps, malgré la tempête et la pluie. Le jour était venu sombre, lugubre. De ses lueurs blafardes il teignait les horreurs du gouffre épouvantable creusé par la chute d'eau qui fond, en hurlant comme une légion démoniaque, du haut d'un rocher perpendiculaire, mesurant deux cent quarante pieds d'élévation [La chute Montmorency a cent pieds de plus que celle du Niagara. J'en ai donné une description détaillée dans la Huronne.].
Morbihan était gêné par la posture qu'il avait prise. Il fit un mouvement. Il se trahit.
Les cinq sauvages poussèrent un cri affreux et s'enfuirent.
Sur le plateau, il ne resta plus que le transporté et le timonier.
Philippe, tout aussitôt, avait découvert Jean. Les deux hommes couvaient l'un contre l'autre une haine instinctive profonde. Ils devinèrent qu'à cet instant leur vie était en jeu.
Sans articuler un mot, ils s'étreignirent. Jean avait à sa ceinture son couteau de marinier ; mais il ne songea pas à en faire usage. Philippe n'était pas armé.
Là, sur cet étroit plateau, que quelques pieds séparaient de l'abîme, commença une lutte sourde, acharnée, féroce. Les deux antagonistes bientôt furent en nage. Ils soufflaient comme des soufflets de forge. Leurs membres craquaient ; leur bouche écumait et leurs yeux étaient injectés de sang.
Jean tâchait d'étouffer son ennemi pour s'en rendre maître.
L'autre cherchait à le rouler vers le précipice pour l'y lancer.
—Terr i ben ! fit tout à coup Morbihan en suspendant une seconde ses efforts ; c'est le frère à...
Le reste de la phrase se confondit dans les rugissements de la tourmente.
Une surprise, puis une inattention au combat perdirent le pauvre vieux timonier.
Déjà il maintenait Philippe couché, haletant sous lui. De son genou, il lui écrasait la poitrine ; avec
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