Jacques Cartier
les plus magnifiques de l'Amérique.
Les deux rives du fleuve conservent longtemps, en remontant depuis le golfe, un aspect imposant, mais triste et sauvage. Sa grande largeur à son embouchure, quatre-vingt-dix milles, ses nombreux écueils, ses coups de vent en certaines saisons de l'année, ses brouillards, en ont fait un lieu redoutable pour les navigateurs, qui contribue encore à augmenter cette tristesse. Les côtes escarpées qui les bordent pendant plus de cent lieues, les montagnes couvertes de sapins noirs qui resserrent au nord et au sud la vallée qu'il descend et dont il occupe, par endroits, toute la largeur ; les îles, aussi nombreuses que variées par leur forme et dangereuses à la navigation, se multiplient à mesure qu'on avance ; enfin tous les débris épars des obstacles que le grand tributaire de l'Océan a rompus et renversés, pour se frayer un passage à la mer, saisissent l'imagination du voyageur qui le remonte pour la première fois. Mais, à Québec, la scène change. Autant la nature est âpre et sauvage sur le bas du fleuve, autant elle est variée et pittoresque, sans cesser de conserver un caractère de grandeur, surtout depuis qu'elle a été embellie par la main de la civilisation.»
Et Cartier l'a dit dans sa Relation.
Autour de Stadacone «est aussi bonne terre qu'il soit possible de voir et bien fructiferente, pleine de fort beaux fruits de la nature et sorte de France.»
Une fois ses navires arrivés dans le havre de Sainte-Croix, le capitaine s'en était allé, sur l'Émerillon, poursuivre son exploration du fleuve Saint-Laurent. Mais il avait laissé des ordres précis pour qu'on enfermât la Grande et la Petite-Hermine dans une estacade.
Les mariniers se mirent activement à l'ouvrage.
Le bois était proche, contenant des arbres superbes. On les coupa ; on en fit des pieux qui furent plantés dans le lit de la rivière et formèrent bientôt une palissade autour de leur navire. Cette palissade, garnie de canons, les plaçait à l'abri d'une surprise ou d'un coup de main. D'un côté, la forteresse était encore protégée par la rivière. De l'autre, on établit un pont-levis.
C'est à la construction de ce pont-levis que travaillaient les mariniers, quand Jean Morbihan, suspectant la conduite de Philippe, le fit espionner par le gourmette Lucas.
Déjà les sauvages ne manifestaient plus autant de bienveillance. Ni Domagaia, ni Taignoagny n'avait voulu accompagner Cartier dans son voyage en amont du fleuve. Ils avaient même, avec Donnacona, tâché de s'y opposer. Leurs démarches étaient équivoques. On pouvait craindre une déclaration d'hostilités.
Lucas se conforma ponctuellement aux instructions de Jean Morbihan. Voyant Philippe s'écarter lorsqu'on fut entré dans la forêt, il le suivit secrètement, en se faufilant, comme un chat, à travers les halliers.
Philippe s'arrêta bientôt dans une éclaircie, non loin de Stadacone. Taignoagny l'y avait précédé. Ils causèrent quelque temps, d'un ton si bas, que leurs paroles n'arrivèrent pas aux oreilles de Lucas. Il entendit seulement ces mots prononcés par Taignoagny, au moment où ils se quittèrent.
—Demain matin, avant le jour, à la grande chute. Donnacona et les autres chefs y seront avec moi. Ne manque pas de venir, mon frère.
—Je ne manquerai pas, répondit Philippe. La chute est à deux heures d'ici ?
—Oui, à deux heures du temps des Faces-Pâles, repartit le sauvage.
Et ils se quittèrent.
Le gourmette rapporta fidèlement ce lambeau de conversation à Jean Morbihan.
Au milieu de la nuit suivante, celui-ci, couché sur la poupe de la Grande-Hermine, examinait, avec vigilance, ce qui se passait à bord de l'autre navire, amarré tout auprès. Soudain un capot d'échelle fut soulevé, une ombre glissa sur le pont de la Petite-Hermine, franchit l'enceinte de pieux, qui n'était pas encore achevée, et disparut dans la campagne.
—Min Gieu, voilà ce que c'est que d'avoir ouvert la cage à ces hérétiques-là, marmotta Jean Morbihan ; si on avait continué de les tenir sous cadenas et verrous, ils n'ourdiraient pas de méchantes trames... Mais maître Jacques est comme ça. Il a voulu les mettre en liberté... Plutôt mettre en liberté des tigres, des lions et des serpents ! Ah ! si ç'avait été moi !...
Tout en agitant ces pensées dans son esprit, le brave timonier s'était jeté sur la piste de l'ombre.
Il faisait chaud, lourd. La nuit était très-noire. Un orage flottait dans
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