Joséphine, l'obsession de Napoléon
la Révolution ; il avait résisté aux fanatismes de toutes sortes, ménagé aussi bien les robespierristes que les girondins et les prêtres, et il avait sauvé bien des têtes.
Elle l’accueillit avec le sourire et lui tendit la main, qu’il s’empressa de baiser. Puis elle l’invita à s’asseoir et prit place en face de lui, mesurant les traces du temps sur ce masque pâle et griffé de rides. Prince et duc de Parme par la volonté impériale, Cambacérès s’était gardé de cette suffisance qu’on voyait trop souvent aux anoblis de fraîche date.
— Vous voilà bien embarrassé, monsieur l’archichancelier, constata-t-elle d’emblée.
— Il est vrai. Aussi suis-je venu demander le secours de Votre Majesté.
— Mon secours ?
— Vous seule pouvez m’aider.
Elle goûta l’habileté qui consistait à se faire quémandeur alors qu’il était exécuteur des hautes oeuvres.
— Je suis venu vous demander de ne laisser aucun de vos partisans se prévaloir d’un mariage religieux. Votre union avec l’Empereur n’aura été scellée que par un mariage civil.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Mais le cardinal Fesch ?…
— Il ne dira rien.
— Et les témoins ?
— S’ils résistaient aux souhaits de l’Empereur, je suis certain que vous saurez les décourager.
Elle hocha la tête.
— Et je me réjouis, reprit le visiteur, de vous voir aussi fraîche après cette terrible épreuve. Aussi êtes-vous plus jeune qu’on l’avait cru.
Elle sourit, point dupe, et il sourit aussi. Elle le savait, les mots de Cambacérès n’étaient pas dictés par la galanterie, car il n’était guère porté sur le beau sexe et ne s’en cachait d’ailleurs pas.
— Là-bas, dans les colonies, la rigueur ne règne pas toujours dans les actes d’état civil, déclara l’archichancelier en fixant l’impératrice d’un oeil pointu.
— J’en conviens, monsieur, répliqua-t-elle sur le même ton. Quelle sera donc ma nouvelle date de naissance ?
— C’est à vous d’en décider, Majesté. Votre homme de confiance, Calmelet, déplore de ne pouvoir se procurer votre acte de naissance. Mais vous aviez déclaré, je crois, être née en 1767 ?
Cela fixait l’âge officiel de Joséphine à quarante-deux ans. Elle comprit que l’archichancelier avait fouillé la question et qu’il savait la vérité : elle était, en réalité, née en 1763.
— Eh bien, conclut-il, gardons cette date-là, voulez-vous ? Elle acquiesça, sachant qu’elle se privait du dernier argument qu’elle eût pu opposer au divorce. Il n’importait guère que Napoléon aussi eût menti sur son âge : il s’était vieilli de plusieurs mois.
Ils déjeunèrent devant le feu, dans le grand salon du rez-de-chaussée. Le premier plat fut une friture d’oeufs de caille sur de petites crêpes.
— Vous connaissez l’Empereur.
— Je ne connais de lui que ce qu’il laisse connaître.
— La dynastie ne pouvait-elle se satisfaire d’un neveu ou d’un frère ? L’Empereur avait bien adopté le petit Louis Napoléon, le premier fils de Louis et d’Hortense {2} …
Cambacérès prit son temps pour répondre :
— Tous les frères de Sa Majesté sont dotés de titres étrangers. Ils ne sauraient prétendre à la succession au trône de France. Quant à leurs enfants, ils peuvent être adoptés, mais ne peuvent être admis comme héritiers légitimes, car leur éducation aura été faite ailleurs. Or Sa Majesté veut éduquer elle-même ses enfants.
— Ne peut-il élever Léon, le fils de Mlle de la Plaigne ? Ou bien celui de la Polonaise ?
Elle vit bien l’infime tressaillement des traits de son interlocuteur. Peut-être ne s’était-il pas attendu à ce qu’elle connût l’existence de ces bâtards. Le premier était né le 13 décembre 1806 des oeuvres supposées de son époux et de Louise Catherine Éléonore Denuelle de la Plaigne, une lectrice de la reine de Naples. Il avait été baptisé Léon, moitié de Napoléon. Mais il ne pouvait ignorer que l’Impératrice avait ses informateurs et sa propre police. Ou peut-être encore l’archichancelier ne voulait-il pas se risquer dans le domaine des infidélités impériales. Quant au « fils de la Polonaise », il n’était pas encore né, mais sa proche naissance était beaucoup moins secrète, la mère, Marie Walewska, ayant vécu au château de Schönbrunn quasiment comme une épouse. Une moue passagère refléta
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