Joséphine, l'obsession de Napoléon
peut-être le scepticisme de l’archichancelier sur la paternité réelle de ces rejetons. Joséphine les connaissait aussi.
— Louis XIV lui-même anoblissait ses bâtards, Majesté, répondit-il enfin, mais il ne les incorporait pas dans sa dynastie.
Il comprit qu’elle n’était pas satisfaite et qu’elle multiplierait donc les objections, invoquant les cas de successeurs au trône qui ne descendaient pas en droite ligne de leurs prédécesseurs. Mais elle se rappelait le soin avec lequel Napoléon avait écarté Eugène de Beauharnais de la succession au trône de France ; lors de sa communication au Sénat, le 12 janvier 1806, il avait déclaré :
— Nous nous sommes déterminé à adopter comme notre fils le prince Eugène, archichancelier de notre Empire et vice-roi de notre royaume d’Italie…
Il avait ensuite précisé :
— Nous avons jugé de notre dignité que le prince Eugène jouisse de tous les droits attachés à notre adoption, quoiqu’elle ne lui donne de droits que sur la couronne d’Italie : entendant que, dans aucun cas ni dans aucune circonstance, notre adoption ne puisse autoriser ni lui ni ses descendants à élever des prétentions sur la couronne de France…
C’était dire une chose et son contraire : Eugène jouissait de tous les droits, sauf du principal !
— Votre Majesté doit comprendre que tout a changé à Wagram, reprit Cambacérès d’une voix soudain basse.
Elle s’adossa à son siège, lasse, incapable de réplique. La menace du divorce avait plané sur le couple plusieurs années auparavant. Non pas en raison de l’infidélité constante de Napoléon, mais pour des raisons prétendument dynastiques. Il voulait un fils. Cette menace était devenue omniprésente dès le sacre. Mais Cambacérès n’avait pas tort : Joséphine avait deviné que, après sa deuxième et coûteuse victoire sur les Autrichiens, Napoléon était devenu un autre. Au faîte de sa puissance, il s’était dédoublé. Le vainqueur de l’Europe s’était détaché de l’homme. L’homme pouvait souffrir, mais il devait se sacrifier à l’Empereur. Par là même, il sacrifiait aussi l’objet aimé, puisque celui-ci ne pouvait perpétuer sa gloire et sa dynastie. Ce n’était pas tant le désir de paternité qui le possédait, mais le désir dynastique. Il craignait de disparaître dans la mort.
Elle se défendit mal d’un pressentiment sinistre.
Cet homme ne se suffisait plus d’avoir dominé l’objet aimé, encore lui fallait-il que cet objet servît à ses projets futurs. Elle n’était plus un objet aimé, mais un objet tout court.
Était-il encore humain ?
4
L’outrage et la revanche
La réponse lui fut donnée le lendemain : l’Empereur arriva impromptu à la Malmaison, suscitant l’émotion des dames et du personnel. Ils s’entretinrent un quart d’heure. Il avait, expliqua-t-il, éprouvé le désir de la voir. S’était-elle remise ? Éprouvait-elle de la rancoeur ? Elle répondit calmement. Non, elle ne lui tenait pas rigueur. Elle se résignait à son sort. Elle lui souhaitait le succès dans ses entreprises. Elle ne posa pas de questions. Les mots rendaient un son creux et, pour un peu, ils fussent devenus importuns et n’auraient servi qu’au mensonge. Elle devinait qu’il se sentait coupable, mais il ne l’aurait jamais avoué et l’eut-il même fait que la situation eut été pire. Il mendiait le pardon. Il lui serrait les mains, l’oeil empli d’interrogations ardentes, mais un spectre lui eût fait le même effet. Il regardait ses seins en tremblant. Mais l’homme qu’elle avait aimé n’était plus qu’un prisonnier au fond d’un cachot.
La visite impériale titilla les dames de la Malmaison. Elles interrogèrent l’impératrice du regard, puis de façon oblique. Elle n’y répondit pas ; ce n’étaient ni l’affection ni l’inquiétude qui suscitaient leur curiosité, mais l’indiscrétion ordinaire, terreau de la jalousie et du caquetage. La surprise les émoustilla derechef quand l’Empereur revint le 24 mai, puis quand il invita Joséphine à dîner au Trianon, avec Hortense et Eugène.
Entre-temps, les billets se multipliaient :
J’ai besoin de te savoir satisfaite et d’apprendre que tu prends de l’aplomb.
L’aveu de son mal-être ne pouvait être plus éclatant. Elle lui accorda ce qu’elle avait refusé à William Keith, puis à son premier mari et à quelques autres, elle le prit en
Weitere Kostenlose Bücher