Kenilworth
être un objet plus précieux et plus intéressant que la vie et la fortune d’une rivale qui, après avoir élevé des prétentions aussi vaines qu’injustes au trône d’Angleterre, est encore, dans sa prison, la base constante sur laquelle reposent toutes les espérances des ennemis d’Élisabeth, soit au dedans, soit au dehors, il finit par prier qu’on l’excusât si le zèle l’avait emporté trop loin ; mais la sûreté de la reine était un sujet qui l’entraînait toujours au-delà des bornes de sa modération ordinaire.
Élisabeth le réprimanda, mais avec beaucoup de douceur, sur le trop d’importance qu’il attachait à ce qui la concernait personnellement. Elle avoua pourtant que, puisqu’il avait plu au ciel d’unir ses intérêts à ceux de ses sujets, elle croyait ne faire que son devoir quand les circonstances l’obligeaient à prendre des mesures dictées par le soin de sa propre sûreté. Elle se flattait que, si le conseil était d’avis que la prudence exigeât de priver sa malheureuse sœur d’Écosse de la liberté, il ne la blâmerait pas si elle priait la comtesse de Shreswsbury de la traiter avec tous les égards qui pouvaient s’accorder avec la nécessité de veiller sur sa personne. Et après avoir ainsi annoncé son bon plaisir, elle leva la séance.
Jamais on n’avait mis plus d’empressement à se ranger pour laisser passer le comte de Leicester que lorsqu’en sortant du conseil privé il traversa les antichambres remplies d’une foule de courtisans ; jamais les huissiers n’avaient crié à plus haute voix : Place ! place au noble comte ! jamais on n’avait obéi à ce signal plus promptement et avec plus de respect ; jamais tant de regards ne s’étaient tournés vers lui dans l’espoir d’en obtenir un sourire de protection, un simple signe qu’ils n’étaient pas méconnus ; tandis que le cœur de plusieurs de ses humbles partisans battait entre le désir de lui offrir des félicitations et la crainte de paraître trop hardis en s’adressant en public à un homme de son rang. Toute la cour jugeait que l’issue de l’audience de ce jour, attendue avec tant de doutes et d’inquiétudes, était un triomphe décisif pour Leicester. On regardait comme indubitable que son rival, s’il n’était pas entièrement obscurci par son éclat, roulerait à l’avenir comme un astre secondaire dans une sphère plus éloignée du soleil. Ainsi pensait la cour, et les courtisans, du premier au dernier, agissaient en conséquence.
D’une autre part, jamais Leicester n’avait rendu avec plus de condescendance et d’un air plus agréable les saluts qui lui étaient adressés de tous côtés ; jamais (pour employer l’expression d’un poète qui, en ce moment, n’était pas bien loin de lui) il n’avait su recueillir « tant d’opinions dorées sur son compte {77} . »
Il avait pour chacun un salut, un sourire, un mot agréable ; il les distribuait en grande partie à des courtisans dont les noms ont disparu depuis long-temps dans le fleuve d’oubli, mais il les adressait aussi quelquefois à des êtres dont le nom sonne d’une manière étrange à nos oreilles, quand on se les représente comme occupés des affaires journalières de la vie, attendu la prodigieuse élévation à laquelle les a portés la reconnaissance de la postérité. Voici quelques unes des phrases qu’il débitait en passant.
– Vous voilà, Poynings ! Comment se portent votre femme et votre charmante fille ? pourquoi ne viennent-elles pas à la cour ? – Votre demande ne peut réussir, Adams ; la reine ne veut plus accorder de privilèges exclusifs ; mais je pourrai vous servir dans une autre occasion. – Mon cher alderman Aylford, le procès de la cité, relativement à Queenhithe, marchera aussi vite que mon crédit pourra y contribuer. – M. Edmond Spencer, je voudrais pouvoir appuyer votre pétition, d’après mon amour pour les muses ; mais vous avez lancé de furieux sarcasmes contre le lord trésorier.
– Milord, répondit le poète, s’il m’était permis de m’expliquer…
– Venez me voir chez moi, Edmond ; pas demain ni après-demain, mais le plus tôt possible. – Ah ! William Shakspeare ! fou de William ! il faut que tu aies donné à mon neveu, Philippe Sydney, de la poudre de sympathie, car il ne peut se coucher sans avoir sous son oreiller ton poème de Vénus et Adonis . Je te ferai pendre comme le plus grand sorcier
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