Kenilworth
d’Europe. À propos, plaisant original, je n’ai pas oublié ton affaire avec les ours {78} ; j’y veillerai.
Le comédien s’inclina, le comte lui fit un signe de tête, et passa son chemin. C’est ainsi qu’on aurait parlé dans ce siècle : dans le nôtre, on pourrait dire que l’immortel avait rendu hommage au mortel.
Celui à qui le favori adressa ensuite la parole était un de ses plus zélés partisans, qui le salua, le sourire sur les lèvres, et d’un air de triomphe : – Sir Francis Denning, lui dit-il, cet air de bonne humeur vous rend la figure d’un tiers moins longue que lorsque je vous ai vu ce matin. – Eh bien, M. Bowyer ! pourquoi vous tenez-vous à l’écart ? croyez-vous que j’aie de la rancune contre vous ? Vous n’avez fait que votre devoir ce matin ; et si je me rappelle jamais notre petite altercation, ce sera pour vous en savoir gré.
Le comte vit alors s’avancer vers lui, avec des révérences grotesques, un personnage bizarrement vêtu d’un pourpoint de velours noir festonné, et garni de satin cramoisi. Une plume de coq surmontait la toque de velours qu’il tenait à la main, et l’on remarquait son énorme fraise empesée, selon l’absurde mode du temps. Il y avait dans l’expression de sa physionomie la suffisance d’un fat présomptueux sans esprit ; la verge qu’il portait et son air d’importance annonçaient qu’il était revêtu de quelque dignité officielle dont il n’était pas peu vain. Une perpétuelle rougeur qui occupait, non ses joues maigres et creuses, mais toute la protubérance d’un nez effilé, paraissait annoncer l’habitude de la bonne vie, comme on disait alors, plutôt que celle de la modestie, et la manière dont il aborda le comte eût prouvé que ce soupçon n’était pas mal fondé.
– Bonjour, M. Robert Laneham, dit le comte sans s’arrêter, et désirant évidemment l’éviter.
– J’ai une demande à présenter à Votre Seigneurie, dit Laneham le suivant hardiment.
– Et quelle est-elle, maître gardien de la porte de la chambre du conseil ?
– C’est-à-dire clerc de la porte de la chambre du conseil, dit Laneham avec emphase.
– Donne à tes fonctions tel titre que tu voudras ; mais que me veux-tu ?
– Simplement que Votre Seigneurie daigne me permettre d’être du voyage qui va avoir lieu à son superbe château de Kenilworth.
– Et pourquoi cela, Laneham ? Songes-tu que je dois y avoir compagnie nombreuse ?
– Pas assez nombreuse pour que Votre Seigneurie ne puisse y accorder une petite place à son ancien serviteur. D’ailleurs, milord, réfléchissez qu’il est possible qu’il s’y tienne quelque conseil, et que cette verge est nécessaire pour écarter ces écouteurs aux portes qui appliqueraient l’œil au trou de la serrure, et l’oreille à toutes les fentes qu’ils pourraient trouver. Ma verge est aussi indispensable au conseil qu’un chasse-mouches à un étal de boucher.
– Ta comparaison est honorable pour le conseil ; mais ne cherche pas à la justifier. Soit, j’y consens, viens à Kenilworth si bon te semble. Je n’y manquerai pas de fous, et tu trouveras à qui parler.
– Et s’il s’y trouve des fous, milord, je n’en aurai que plus de plaisir. J’aime à me divertir aux dépens d’un fou autant qu’un lévrier à poursuivre un lièvre. Mais j’ai une autre faveur à solliciter de Votre Seigneurie.
– Explique-toi vite : il faut que je parte ; la reine va sortir.
– Je voudrais, milord, y amener avec moi une compagne de lit.
– Que veut dire ceci ? N’as-tu pas honte… ?
– Milord, ma demande n’a rien qui soit contre les canons. J’ai une femme aussi curieuse que sa grand’mère qui a mangé la pomme : or, je ne puis régulièrement la prendre avec moi, les ordres de Sa Majesté défendant rigoureusement à tout officier d’amener son épouse dans les voyages de la cour, afin de ne pas encombrer de femmes les équipages. Mais ce que je voudrais obtenir de Votre Seigneurie, ce serait que vous voulussiez bien lui donner quelque rôle à jouer dans quelque pantomime ou autre représentation histrionique, de manière qu’elle y parût sous quelque déguisement sans qu’on pût se douter qu’elle est ma femme.
– Que le diable vous emporte tous deux ! s’écria Leicester en perdant patience par suite des souvenirs que ce discours faisait naître en lui. Pourquoi m’arrêtes-tu pour me débiter de telles
Weitere Kostenlose Bücher