Kenilworth
sornettes ?
Le clerc de la porte de la chambre du conseil, effrayé de cet accès subit de colère, laissa tomber sa verge officielle, et fixa sur le comte ses gros yeux hébétés exprimant l’étonnement et la terreur, ce qui rappela Leicester à lui-même sur-le-champ.
– Je ne voulais que voir si tu avais la hardiesse qui convient à ta place, lui dit-il d’un ton adouci : viens à Kenilworth, et amènes-y le diable si tu veux.
– Ma femme a joué le rôle du diable dans un mystère, milord, du temps de la reine Marie ; mais il nous manquerait une bagatelle pour le costume.
– Voici une couronne ; mais débarrasse-moi de ta présence : j’entends sonner la grosse cloche.
Robert Laneham le regarda encore un moment d’un air de surprise ; et, se baissant pour ramasser le signe de sa dignité, il se dit à lui-même ; – Le noble comte est dans une singulière humeur aujourd’hui ; mais ceux qui donnent des couronnes ont le droit d’exiger que nous autres gens d’esprit nous fermions les yeux sur leurs lubies, car, par ma foi ! s’ils ne payaient pas pour obtenir merci, nous ne les ménagerions guère.
Cependant Leicester traversait les appartemens du palais, négligeant alors les politesses dont il avait été si prodigue ; et, fendant à pas pressés la foule des courtisans, il gagna un petit salon où il s’arrêta pour se reposer un moment et se livrer à ses réflexions solitaires.
– Que suis-je donc devenu, se dit-il à lui-même, pour que les vains discours d’un fou, d’une vraie cervelle d’oison, fassent sur moi une telle impression ? Conscience, tu es comme le limier que le bruit d’une souris éveille aussi bien que le rugissement d’un lion ! Ne puis-je donc, par une démarche hardie, me tirer d’un état si embarrassant, si pénible ? Si j’allais me jeter aux pieds d’Élisabeth, lui tout avouer, implorer sa merci ?
Tandis qu’il réfléchissait à cette dernière idée, la porte s’ouvrit, et Varney entra avec précipitation.
– Grâce à Dieu, milord, s’écria-t-il, je vous trouve enfin !
– Dis plutôt grâce au diable, dont tu es l’agent.
– Grâce à qui vous voudrez, milord ; mais ne perdons pas un instant : la reine est à bord, et demande où vous êtes.
– Va lui dire que je me suis trouvé mal tout-à-coup ; car, de par le ciel ! ma tête ne peut résister plus long-temps.
– Rien de plus facile, dit Varney avec un sourire amer, car ni vous, ni moi, qui, comme votre premier écuyer, devais vous suivre, n’avons déjà plus de places dans la barque de la reine. Comme je m’empressais d’accourir au palais pour vous chercher, j’ai entendu qu’on appelait le nouveau favori Walter Raleigh et notre ancienne connaissance Tressilian pour les leur donner.
– Tu es un vrai démon, Varney, répondit Leicester en se levant à la hâte ; mais tu l’emportes en ce moment : je te suis.
Varney ne répondit rien, et lui montrant le chemin, passa devant lui sans cérémonie, sortit du palais et prit le chemin de la Tamise, son maître le suivant à quelques pas comme machinalement. S’étant retourné, il s’arrêta, et lui dit d’un ton qui sentait la familiarité et presque l’autorité : – Que veut dire ceci, milord ? votre manteau tombe d’un côté, votre pourpoint est déboutonné ; permettez-moi…
– Varney, tu es quelquefois bien sot malgré toute ton astuce, dit Leicester en refusant son officieuse assistance. Nous sommes fort bien ainsi : quand nous vous demanderons d’avoir soin de notre personne, à la bonne heure ; mais pour le présent vous nous êtes inutile.
En parlant ainsi, le comte reprit son sang-froid et son air d’autorité. – Il affecta de mettre encore plus de désordre dans ses vêtemens, – passa devant Varney avec le regard altier d’un supérieur, et à son tour il le précéda pour se diriger vers le rivage.
La barque de la reine était à l’instant de partir ; les places réservées pour Leicester sur la poupe, et pour son écuyer sur la proue, étaient occupées par d’autres. Mais, à l’arrivée du comte, les rames, prêtes à battre l’eau, restèrent suspendues, comme si les bateliers eussent prévu qu’il y aurait quelque changement dans les rangs de la compagnie. La rougeur de la reine annonçait le mécontentement ; et, de ce ton froid auquel a recours un supérieur pour cacher l’agitation intérieure, qu’il éprouve à ceux devant qui il ne
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