La Bataille
Sire…
— Ne niez pas !
L’Empereur avait toujours raison, surtout lorsqu’il
mentait ; il n’était pas question de répliquer. La haine de Masséna pour
Berthier, toutefois, était plus ancienne. Elle datait de l’époque où celui-là
dirigeait l’armée de Rome, pillant à son seul profit le Quirinal, le Vatican,
les couvents, les palais. Sans solde, l’armée se mutina contre le profiteur.
Rationnés en pain noir, maltraités, les Romains du Trastevere s’étaient
insurgés en profitant du désordre. Devant le Panthéon d’Agrippa, les officiers
rebelles offrirent alors le commandement à Berthier, qui dut l’accepter pour
apaiser les esprits et demander au Directoire le rappel de Masséna. Celui-ci,
qui avait dû s’enfuir pour échapper à la colère de sa propre armée, ne pardonna
jamais.
Lejeune haussa les épaules. Ces rivalités lui semblaient misérables.
Comme il aurait aimé rester à Vienne, ôter son uniforme voyant, partir avec son
carnet et son crayon pour baguenauder dans les collines, emmener Anna, voyager
avec elle, vivre avec elle, la contempler sans fin. Honnête avec lui-même, le
colonel Lejeune savait pourtant que d’un mal était sorti un bien, que sans
cette guerre il n’aurait jamais rencontré la jeune fille. Une grande clameur le
tira de ses rêveries. Sur le grand pont flottant, derrière l’écuyer
Caulaincourt qui maintenait son cheval par la bride, l’Empereur arrivait sur
l’île Lobau acclamé par les troupes.
Au deuxième étage d’une maison peinte en rose, à Vienne,
Henri Beyle admirait à la chandelle les portraits d’Anna Krauss que son ami
Lejeune avait esquissés. La jeune fille avait posé avec complaisance et sans
pudeur. Henri admirait la ressemblance. Il fixait des yeux ces croquis jusqu’à
leur donner volume, chair, vie et mouvement. Voici Anna en tunique qui
remontait l’une de ses mèches noires ; Anna pensive, de profil, qui guettait
on ne savait quoi par la fenêtre ; Anna endormie dans ses coussins ;
Anna debout et nue comme une divinité modelée par Phidias, à la fois irréelle
par ses perfections et provocante par son allure, abandonnée, farouche ;
là encore dans une autre pose, de dos ; et là, repliée au bord d’un sofa,
le menton contre ses genoux, avec un regard franc planté sur l’artiste qui la
dessine. Henri était ébloui et gêné, comme s’il avait surpris la Viennoise dans
son bain, mais il n’arrivait pas à se détacher de ces croquis. S’il en volait
un ? Louis-François s’en apercevrait-il ? Il y en avait tellement.
Allait-il en faire des tableaux ? Puis Henri remua des pensées affreuses
qu’il rejetait de toute sa raison (mais lui restait-il assez de raison ?),
bref, il souhaitait confusément, sans le formuler, que Louis-François meure à
la bataille, pour consoler Anna Krauss et le remplacer auprès d’elle, car le
modèle, c’était clair, ne pouvait qu’aimer le peintre.
La fenêtre était entrebâillée, la nuit paisible. Henri
entendit les notes d’un piano, déliées, nobles, et il alla se pencher pour
identifier d’où venait la musique.
— Vous aimez cette musique, Monsieur ?
Henri se retourna, comme pris en défaut. Un jeune homme
inconnu était entré dans sa chambre. À la chandelle, Henri le voyait mal. Il
lui demanda :
— Comment êtes-vous entré ?
— Votre porte était ouverte et j’ai remarqué votre
lumière.
Henri s’approcha et observa l’intrus. Il avait presque un
visage de fille et des yeux clairs. Il parlait français avec un accent plus rude
qu’à Vienne.
— Qui êtes-vous ?
— Un locataire, moi aussi, mais sous les combles.
— Vous êtes de passage ?
— Je passe.
— D’où venez-vous ?
— D’Erfurt. Je travaille dans une maison de commerce.
— Ah bien, dit Henri, vous êtes allemand. Je m’occupe
des fournitures de l’armée.
— Je n’ai rien à vendre, dit le jeune homme. Je ne suis
pas à Vienne pour travailler.
— Sans doute êtes-vous un ami de la famille
Krauss ?
— Si vous voulez.
En posant des questions, Henri avait retourné les dessins de
Lejeune pour les cacher, mais le jeune Allemand n’y avait pas jeté un coup
d’œil ; il regardait Henri fixement :
— Je m’appelle Friedrich Staps. Mon père est pasteur
luthérien. Je suis venu à Vienne pour rencontrer votre Empereur. Ça sera
possible ?
— S’il retourne à Schönbrunn, demandez une audience.
Que lui
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