La Bataille
ajuster ! Il se releva déçu et appela :
— Pacotte !
Sa lanterne à bout de bras il s’éloigna dans la rue en
ronchonnant :
— Tu peux pas m’répondre, mon cochon ?
Il distingua une forme, près d’un arbre, et marcha dans
cette direction :
— Y t’faut un arbre pour débagouler tes tripes ?
Il foulait l’herbe et les orties du bas-côté à longues
enjambées, quand il buta sur un obstacle, un tronc cassé, sans doute. Il cogna
dedans. Ce n’était pas du bois. C’était mou comme un corps. Il se baissa pour
éclairer un uniforme. Comme le soldat avait le visage contre terre, il le
retourna : barbouillé de vomissure et de sang, son ami Pacotte avait un
couteau planté dans la gorge.
— Alerte !
À quelques pas, dans l’ombre, des Autrichiens de la
Landwehr, cette milice du peuple, en veste gris souris, le chapeau noir orné
d’une branche de feuillage, se courbaient pour disparaître dans les blés.
Masséna avait fait allumer des brasiers et fixer des lampes
aux poteaux de soutènement. Il avait confié son habit brodé d’or et son bicorne
à son ordonnance, et il se multipliait pour hâter la consolidation du petit
pont. Les bottes dans la vase de la rive, il attrapa au col un pontonnier à
moitié noyé par un tourbillon du fleuve. Masséna avait l’énergie des brutes. Il
escaladait les poutrelles, portait des planches, entraînait par l’exemple en
menant le travail de dix hommes. Il n’avait jamais été malade. Si, une fois, en
Italie : il avait réussi à trafiquer des licences d’importation qui lui
avaient rapporté trois millions de francs. Averti, l’Empereur l’avait prié d’en
verser un tiers au Trésor ; le maréchal avait pleuré après ses économies,
sa famille lui coûtait cher, il se disait pauvre, endetté. Cela finit par
exaspérer l’Empereur qui confisqua la totalité de cette fortune placée dans une
banque de Livourne. Alors Masséna tomba malade.
Dans l’action, le maréchal oubliait ses brigandages, son
avarice et l’or des Génois qu’il supposait dormir dans un coffre de
Vienne ; il s’en soucierait plus tard. Il souleva sans montrer d’effort
une énorme poutre pour que les sapeurs puissent la fixer avec leurs filins
contre l’un des batelets, lesté de boulets, qui dansait dans les vagues fortes.
Quelques planches se détachèrent du tablier inachevé pour filer dans le
courant. Masséna hurlait comme un diable. En face, sur l’île, d’autres
pontonniers tentaient la jonction ; les deux équipes devaient se retrouver
vers le milieu de ce bras furieux du Danube. Ils y parvenaient presque, se
lançaient maintenant des câbles auxquels ils avaient attaché des pierres, ceux
d’en face les prenaient au vol pour les tendre comme une ébauche de parapet. En
dessous, les flots montaient et roulaient toujours, et ils avançaient ainsi à
la rencontre les uns des autres, poutre après poutre, planche après planche,
ils tiraient, ils nouaient, ils clouaient à la lueur incertaine et rougeâtre des
grands feux, trempés par les paquets d’eau qui heurtaient leur ouvrage,
harassés, engourdis, encordés en chapelets humains. Masséna les encourageait et
les insultait à la manière d’un dompteur, magnifique avec sa cravate
entortillée jusque sous le menton, les manches de sa chemise en soie troussées
aux coudes. À l’extrême bord du tablier reconstruit, il levait un écheveau de
chaînes dans sa main droite, qu’il lança à un sergent accroché sur un
ponton : « Autour de ce tronc ! » Le sergent avait les
doigts glacés et n’arrivait pas à entourer le poteau désigné, son embarcation
tanguait, il recevait des vagues froides en pleine figure, risquait de perdre
l’équilibre. Masséna descendit vers lui par un cordage, poussa l’incapable,
fixa les chaînes. Un coup de vent rabattait la fumée, les hommes toussaient, le
travail continua à l’aveuglette. « À droite ! Plus à
droite ! » criait Masséna comme si, de son œil unique, il voyait
mieux dans la nuit que des pontonniers habitués à l’exercice. De l’autre côté,
sur la Lobau, le reste de l’armée attendait de passer, sac au dos, fusil au
pied. Ceux des premiers rangs apercevaient leur maréchal et, s’ils ne
l’aimaient pas, cette nuit ils l’admiraient quand même ; d’autres priaient
pour que cette saleté de pont ne tienne jamais, que le Danube l’éparpille et
qu’ils rentrent chez eux.
Deux cents mètres plus loin,
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