La Bataille
voulez-vous ?
— Le rencontrer.
— Vous l’admirez donc ?
— Pas comme vous l’entendez.
La conversation prenait une tournure déplaisante ;
Henri voulut y mettre un terme :
— Eh bien, Monsieur Staps, nous nous verrons demain.
Comme je suis malade, je ne quitte guère cette maison.
— L’homme qui joue du piano, en face, il est malade lui
aussi.
— Vous le connaissez ?
— C’est Monsieur Haydn.
— Haydn ! dit Henri en repartant vers la fenêtre
pour mieux entendre jouer l’illustre musicien.
— Il s’est alité quand il a vu des uniformes français
dans les rues de sa ville, continua Friedrich Staps. Il ne se lève plus que
pour interpréter l’hymne autrichien qu’il a composé.
Sur ces mots, le jeune homme moucha la chandelle entre deux
doigts. Henri resta dans l’obscurité. Il entendit refermer sa porte et
jura :
— My god ! Il est fou, cet Allemand !
Où ai-je fourré le briquet ?
À trois heures du matin, les troupes franchirent enfin le
petit pont réparé et s’établirent sur la rive gauche du Danube dans les
villages d’Aspern et d’Essling. On veillait. On dormait peu ou mal. Le maréchal
Lannes ne quittait pas des yeux son uniforme d’apparat, posé sur la chaise,
dont la bougie permettait aux ors de scintiller. Il l’enfilerait à l’aube pour
mener ses cavaliers à une probable boucherie, mais au moins cela aurait de la
gueule. À la tête des troupes il porterait toutes ses décorations, même le
grand cordon de Saint-André que lui avait donné le tsar. Son costume le
désignerait à l’ennemi, il le savait, il le voulait, autant se faire sabrer
avec élégance, c’était là sa fonction. Oh oui, il en avait assez. Ce qu’il
avait vécu en Espagne le dégoûtait encore ; il n’avait jamais retrouvé un
sommeil calme. Là-bas, pas de batailles régulières, de troupes bien rangées,
mais une guerre anonyme qui avait éclaté le même jour à Oviedo et à Valence,
sans mot d’ordre, et on voyait surgir devant soi des armées de vingt laboureurs
menés par leur alcade. Ils avaient bientôt été plusieurs millions. Les bouviers
andalous, avec leurs lances à marquer les taureaux, l’avaient emporté à Baylen,
puis des guérillas éclatèrent dans toutes les montagnes ; avec haine. À
Saragosse, des gamins se glissaient sous les chevaux des lanciers polonais pour
les éventrer, les moines fabriquaient des cartouches dans leurs couvents, ils
grattaient la terre des rues pour en tirer le salpêtre. Les soldats de Lannes
recevaient des tessons de bouteilles, des pavés, et si par malheur ils étaient
capturés on leur coupait le nez, on les enterrait jusqu’au cou pour jouer aux
quilles. Sur les pontons de Cadix, combien étaient mangés par la vermine ?
Combien avaient été égorgés ou sciés entre deux planches ? Combien jetés
au feu, mutilés, la langue arrachée, les yeux crevés, sans nez, sans oreilles ?
— À quoi tu penses, Monsieur le duc ?
Lannes, duc de Montebello, refusait de se confier à Rosalie,
cette aventurière comme tant d’autres qui marchait à l’arrière-garde des armées
pour y trouver son bonheur, quelques sous, des colifichets, des histoires à raconter.
Lannes n’était pas infidèle, il adorait sa femme, mais elle était si loin et il
se sentait trop seul. Il avait cédé à la grande fille blonde aux cheveux
défaits qui avait lancé tout à l’heure ses vêtements dans la paille. Il ne
répondit rien. Il avait d’autres hantises. Il revoyait les enfants cloués à la
baïonnette dans leurs berceaux, et ce grenadier qui lui avait confié :
« Au début c’est pas facile, Monsieur le Maréchal, mais on s’y
habitue. » Lannes ne s’y habituait plus.
— C’est pas moi ta maîtresse, hein ? C’est lui,
là-haut…
Rosalie n’avait pas tort. L’Empereur marchait à l’étage
au-dessus, et le bruit de ses pas portait sur les nerfs du maréchal. Si demain,
songeait-il, un boulet me coupait en deux, au moins je pourrais dormir sans
rêves !
— Viens, il s’en va, disait Rosalie.
L’Empereur descendait en effet l’escalier avec les mameluks
qui l’entouraient partout comme des dogues. Lannes entendit les sentinelles qui
présentaient les armes. Il se leva pour consulter sa montre en or gravé. Il
était trois heures et demie. À quelle heure le soleil allait-il se lever et sur
quelle comédie ?
Rosalie insistait :
— Viens !
Cette fois il lui obéit.
Napoléon
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