La Bataille
balle dans le
front mais sa monture emmenée par le mouvement poursuit sa course, avec lui sur
sa selle, à la renverse. Impossible de recharger. Paradis fiche la crosse de
son fusil dans une motte de terre meuble et le tient à deux mains, en baissant
les épaules et la tête, crispé comme sur une lance, sentant à ses épaules les
épaules de ses compagnons pour former une herse. Il ferme les yeux. Le choc se
produit aussitôt. Les chevaux de tête se déchirent sur les baïonnettes dressées
mais les bousculent, et Paradis, recroquevillé dans l’herbe, les bras meurtris,
à moitié assommé, sent un liquide chaud et gluant lui coller aux doigts. Il est
sûrement blessé, se dresse sur les mains, regarde autour de lui une mêlée de
voltigeurs et de hussards. Il secoue son voisin, le retourne face au
ciel ; il a les yeux révulsés. Derrière, un cheval éventré rue de douleur
et frappe des sabots, il a le ventre ouvert et disperse ses intestins. Sur un
champ de bataille, se dit Paradis, on ne comprend vraiment rien. Est-ce que je
suis mort ? Ce sang ? Non, il ne m’appartient pas. Celui du
cheval ? Celui de mon voisin dont je ne connais même plus le nom ?
— Pssst !
Paradis voit Rondelet à plat ventre et qui lui cligne de
l’œil. Il lui demande :
— T’as rien ?
— Rien mais faut pas l’répéter. J’fais le cadavre par
prudence.
— Attention !
Un Autrichien désarçonné s’approche en boitant. Il a entendu
le dialogue du faux moribond et lève son sabre. Mis en garde par son ami,
Rondelet roule sur le côté sans demander d’explication et Paradis lance une
poignée de terre dans les yeux du hussard ; aveuglé, ce dernier trébuche
et risque une série de dangereux moulinets quand l’adjudant Roussillon, qui a
ramassé une baïonnette, la lui plante dans le dos en poussant fort.
— Blessés ou pas, debout ! commande l’adjudant.
Ils vont revenir.
— Ils sont donc partis ? soupire Rondelet que
l’adjudant attrape par le gras du bras et soulève :
— Toi, t’as même pas pris un sabot dans la joue !
Et toi ?
— C’est du sang, ah oui, répond Paradis, mais je sais
pas celui de qui.
— On se regroupe derrière le chemin creux, et plus vite
que ça !
Les miraculés se lèvent, étourdis, maladroits sur leurs
jambes.
— Et ramassez les gibernes, bougonne l’adjudant
Roussillon. Faut pas gaspiller les cartouches.
À l’autre bout du champ les hussards verts se reformaient
pour un nouvel assaut. Les deux voltigeurs s’exécutèrent sans tarder ni trop
regarder les vrais cadavres.
À la quatrième charge meurtrière, le général Molitor décida
une retraite vers le village où il pensait prendre un appui. Il contenait son
cheval effrayé, l’épée au poing, pour organiser un nécessaire repli après le
chemin creux où un cinquième assaut d’ailleurs se brisa. Croyant sauter un
monticule, des hussards s’y écrabouillèrent comme dans une ravine ; ils se
cassèrent la nuque, finirent percés à coups de baïonnettes ou la cervelle
brûlée à bout portant. Les voltigeurs cédaient ainsi du terrain mais ils
emportaient un fourbi ramassé sur les morts, celui-ci avait un fusil sous le
bras et un autre à la bretelle, celui-là avait récupéré un baudrier de cuir
noir où il avait glissé la lame nue d’un sabre ; la poitrine barrée de
plusieurs gibernes, Paradis s’était coiffé du shako rouge d’un Autrichien. Ils
reculaient vers les premières maisons d’Aspern, évitant les grands chevaux
bruns, tombés, qui hennissaient : ils avaient l’agonie lente mais pas
question de les achever, les cartouches étaient précieuses, qu’il fallait
réserver aux hommes en visant de préférence la tête et le ventre.
Par une étrangeté de la perception, l’incendie était moins
spectaculaire de près. La plupart des maisons de la grande-rue où les soldats
avançaient en troupeau étaient presque intactes, parce que les canons du baron
Hiller avaient fini par se taire, parce que les flammes violentes de tout à
l’heure s’apaisaient faute de combustible. Des hommes tentaient partout
d’étouffer les foyers en y lançant de la terre. Ruinées, noircies, des
architectures de poutres fumaient et craquaient, tombaient parfois d’un bloc en
soulevant des cendres. Suffoqués par les fumerolles, des voltigeurs déchiraient
un pan de leur chemise pour le plaquer devant leur visage. La chaleur des
braises devenait insupportable.
Sur le
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