La Bataille
s’engager. Après
avoir essuyé un premier feu et regardé tomber quelques-uns de ses camarades,
qu’il accusa de malchance, le soldat Paradis, aviné comme les autres, tira
droit devant, puis, à un commandement, baïonnette tendue à hauteur d’estomac,
il se mit à courir pour transpercer cette foule de gens en uniformes blancs
qu’il voyait un peu floue.
L’Empereur, à cheval à côté de Lannes, se tenait en avant
d’Essling, au bord de la plaine, entouré par les grenadiers tout bleus coiffés
d’oursons du 24 e régiment d’infanterie légère.
— Alors ? demanda-t-il à Lejeune.
— Le duc de Rivoli a juré de tenir.
— Donc il tiendra.
Puis l’Empereur baissa la tête et fit la moue. Il se
souciait peu des canons autrichiens qui se déclenchaient contre Essling avec la
même violence que contre Aspern, mais un boulet vint frapper la cuisse de son
cheval, qui secoua la crinière en hennissant avant de se coucher avec son
cavalier. Lannes avait bondi à terre, et Lejeune ; des officiers aidaient
l’Empereur à se relever, le mameluk Roustan ramassa son chapeau.
— Ce n’est rien, dit l’Empereur en brossant des mains
sa redingote, mais chacun avait en mémoire le récent accident de Ratisbonne,
lorsque la balle d’un Tyrolien l’avait blessé au talon. Il avait fallu le
panser, assis sur un tambour, avant qu’il remonte en selle.
Un général emplumé ficha son épée dans l’herbe et
cria :
— Bas les armes si l’Empereur ne se retire pas !
— Si vous ne partez pas d’ici, hurla un autre, je vous
fais enlever par mes hommes !
— A cavallo ! dit Napoléon en remettant son
chapeau.
Tandis que ses mameluks, au poignard, achevaient le cheval
blessé, Caulaincourt en amena un autre ; Lannes aida l’Empereur à s’y
jucher ; Berthier, qui n’avait pas bougé, demanda à Lejeune d’accompagner
Sa Majesté dans l’île et de lui inventer un observatoire d’où il pourrait
surveiller les opérations sans se mettre en péril. Protégé au milieu d’une
escorte, silencieux, l’Empereur s’éloigna au petit trot en traversant Essling,
ensuite un grand bois touffu qui reliait ce village au Danube. La troupe côtoya
le fleuve jusqu’au petit pont, franchi au pas, et pour cette courte traversée
l’écuyer tenait le cheval de l’Empereur. Une fois sur la Lobau, ce dernier
entra dans une colère. Il insulta Caulaincourt en argot milanais, réalisant que
ses officiers lui avaient donné des ordres, l’avaient menacé, et qu’il avait
obtempéré. Auraient-ils osé l’emmener de force vers l’arrière ? Il posa la
question à Lejeune qui lui répondit que oui, alors sa fureur s’apaisa et il se
mit à bougonner :
— D’ici on ne voit rien !
— Cela peut s’arranger, Sire, dit Lejeune.
— Que proposez-vous ? dit l’Empereur d’une voix
mauvaise.
— Ce gros sapin…
— Vous me prenez pour un chimpanzé de la ménagerie de
Schönbrunn ?
— On peut y assurer une échelle de corde, et de là-haut
rien ne vous échappera.
— Alors presto !
Une manière de camp s’improvisa au pied du sapin. L’Empereur
tomba dans un fauteuil. Il ne regardait pas les jeunes soldats très agiles qui
escaladaient les branches pour fixer l’échelle de corde, il entendait à peine
les canons incessants, il ne sentait même pas l’odeur de brûlé qui venait de la
plaine. Impassible, il fixait la pointe de ses bottes ; il songeait :
« Ils me détestent tous ! Berthier, Lannes, Masséna, les autres, tous
les autres, ils me détestent ! Je n’ai pas le droit de me tromper. Je n’ai
pas le droit de perdre. Si je perds, ces canailles vont me trahir. Ils seraient
même capables de me tuer ! Ils me doivent leur fortune et on dirait qu’ils
m’en veulent ! Ils simulent la fidélité, ils ne marchent que pour amasser
de l’or, des titres, des châteaux, des femmes ! Ils me détestent et je
n’aime personne. Même pas mes frères. Si. Joseph peut-être, par habitude, parce
que c’est l’aîné. Et Duroc aussi. Pourquoi ? Parce qu’il ne sait pas
pleurer, parce qu’il est sévère. Où est-il ? Pourquoi n’est-il pas
là ? Et si lui aussi me détestait ? Et moi ? Est-ce que je me
déteste ? Même pas. Je n’ai pas d’opinion sur moi. Je sais qu’une force me
pousse et que rien ne peut l’empêcher. Je dois avancer malgré moi et contre
eux. »
L’Empereur renifla une prise de tabac et il éternua sur
Lejeune qui lui
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