La Bataille
arrivait
sur les remparts pour se montrer, avec la troupe qui s’apprêtait à exécuter le Dom
Juan de Molière à la mode viennoise. Ils étaient tous très élégants, les
filles en tuniques de percale, les garçons en habits étriqués, culottes de
panne rentrées dans des bottes à revers jaunes. Ils avaient leurs lorgnettes de
théâtre et commentaient cette bataille à leur goût trop éloignée, dont ils
profitaient mal. Ils parlaient du Comte Waltron, une pièce à grosse
machinerie, avec des foules de figurants costumés, des charges de cavalerie qui
frôlaient les spectateurs.
— Dis à tes amis qu’ils peuvent se rapprocher des
boulets, dit Henri à Valentina.
— Toujours aussi aimable ! dit-elle vexée.
— En bas, ils verront de véritables morts, du véritable
sang, et qui sait, peut-être auront-ils la veine de recevoir une poutre
calcinée sur la tête.
— Tu n’es pas drôle, Henri !
— Je ne suis pas drôle, tu as raison, parce que je n’ai
aucune raison de l’être.
Il se retourna vers cette limite du bastion où Anna
s’inquiétait, mais elle était partie avec ses sœurs, expliqua le docteur
Carino : « Et vous feriez bien de les imiter, mon pauvre ami. Si vous
voyiez votre mine… Vous avez une rude fièvre, je vous conseille de regagner
votre lit avec un bouillon. » Henri s’en alla donc sans dire au revoir à
Valentina dont les amis continuaient de pérorer sur la qualité des incendies
qui s’allumaient du côté d’Aspern. Ils les trouvaient moins réalistes que
l’orage de la Flûte enchantée, qu’ils avaient vue dans le grand théâtre
en plein air du célèbre Schikaneder.
La canonnade de Masséna avait ravagé les rangs autrichiens,
mais après un moment d’une dangereuse pagaille et un bref repli, leur
artillerie était entrée en action. Une grange de bois s’était embrasée, puis
sous le feu permanent de deux cents pièces, des toits s’étaient effondrés, des
incendies éclataient partout dans le village qu’on n’avait ni le temps ni les
moyens d’éteindre. Les premiers morts avaient brûlé comme des torches, ils
s’étaient roulés dans le sable en vain. Les voltigeurs couvraient la gauche du
village à distance, mais ils sentaient la chaleur du brasier ; ils
recevaient des flammèches qu’ils écrasaient d’une claque sur leurs
manches ; un vent léger rabattait vers eux une fumée noire, épaisse, qui
irritait les gorges. Le soldat Rondelet cracha par terre et plaisanta sans
conviction :
— Ça débute à peine et on est déjà cuits.
Paradis fit la grimace en tripotant l’acier de son fusil.
Les hommes de la division Molitor n’avaient pas changé de position, et, après
quelques échanges de tirs qui n’avaient égratigné personne, désœuvrés, ils
avaient rompu les rangs. Leur capitaine avait rengainé son sabre mais sorti une
paire de pistolets des basques de son habit. L’adjudant Roussillon, sans
émotion, rameutait la compagnie :
— Les p’tits gars, on part balayer le terrain ! En
éventail ! On passe à l’attaque.
— On attaque quoi ? osa demander Paradis.
— L’infanterie autrichienne se concentre sur Aspern,
expliqua le capitaine. Il faut les prendre à revers.
Songeur, l’officier arma ses pistolets et s’avança à grandes
enjambées dans l’herbe. Trois mille hommes se répandirent alors dans les champs
et les vallons en remontant la berge du Danube, avec un semblant d’ordre, aux
aguets, mais le crépitement de l’incendie si proche, le fracas des canons, le
craquement des charpentes qui croulaient les empêchèrent d’entendre un escadron
de hussards autrichiens en vestes vertes qui jaillissait au grand trot sur leur
flanc. Les hussards s’élancèrent en criant, le sabre tendu à bout de bras, le
dos courbe de la lame vers le ciel pour mieux plonger et embrocher les
fantassins au sol.
La terre vibrait sous cette galopade, et une trompette sonna
pour se mêler au gueulement des hussards. Paradis et ses compagnons, surpris,
font demi-tour et épaulent d’instinct. Les deux bras parallèles au sol, leur
capitaine décharge en même temps ses deux pistolets, les jette et met la main
sur son sabre, alors les voltigeurs tirent à hauteur d’encolure sans viser et
sans ordre. Dans la horde qui roule et va les écraser, Paradis voit un cheval
qui se cabre ; le cavalier bascule dans les pattes d’un cheval voisin
qu’il déséquilibre ; un troisième Autrichien a reçu une
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