La Bataille
vaste terre-plein devant l’église d’Aspern, au
brouillard dense et noir des incendies s’ajoutait celui de la poudre, car les
artilleurs continuaient à tirer sans rien voir dans une fumée épaisse ;
ils avaient le visage sali, les lèvres sèches, ils ramassaient les boulets
lancés par l’ennemi pour les leur renvoyer. La tour carrée de l’église avait
été éclatée à son sommet par un obus, la cloche de bronze en tombant avait
fracassé l’escalier d’accès. Sur la plate-forme d’une charrette s’entassaient
les blessés qu’on avait un moment abrités sous un hangar épargné. Ils allaient
se rapatrier vers la tête de pont de l’île Lobau, où le docteur Percy
commençait à monter sa première ambulance. Une jambe ou un bras emmaillotés
dans des lambeaux d’uniformes, ces éclopés râlaient, boitaient, rampaient comme
des diables, et les moins abîmés portaient les plus touchés dans des manteaux.
Masséna était à pied sur le parvis. Son étole de curé en
écharpe autour du cou, il tenait un fusil chargé et gueulait ses ordres d’une
voix rude :
— Deux canons en enfilade dans la deuxième rue !
Pendant que des artilleurs attelaient, Molitor s’approcha du
maréchal en tirant son cheval par la bride.
— Beaucoup de morts, général ?
— Cent, deux cents, Monsieur le duc, peut-être plus.
— Des blessés ?
— Au moins autant, je crois.
— Autour de moi, dit Masséna, le reste de votre
division a dû subir les mêmes proportions de pertes. Il y a autre chose…
Le maréchal poussa Molitor au départ de la deuxième
grande-rue pour lui montrer, dans un voile de brume, les drapeaux jaunes
frappés d’aigles noires à trois cents mètres.
— Vous arrivez par un bout du village, Molitor, les
Autrichiens arrivent par l’autre bout. Je peux les contenir au canon, mais nous
allons bientôt manquer de poudre. Ramassez les plus frais de vos hommes et
foncez !
— Même les plus frais ne sont pas très frais, Monsieur
le duc.
— Molitor ! Vous avez déjà battu les Tyroliens,
les Russes, et même l’Archiduc à Caldiero ! Je ne vous demande que de
recommencer.
— Mes voltigeurs sont bien jeunes, ils ont peur, ils
n’ont pas notre habitude ni notre mépris.
— Parce qu’ils n’ont pas encore vu assez de
morts ! Ou parce qu’ils pensent trop !
— Ce n’est pas vraiment le lieu de les sermonner.
— C’est vrai, général. Donnez-leur du vin !
Saoulez-moi ces foutriquets et montrez-leur le drapeau !
Le colonel Lejeune déboula sur la place et fit cabrer son
cheval devant Masséna :
— Monsieur le duc, Sa Majesté vous demande de résister
jusqu’à la nuit.
— J’ai besoin de poudre.
— Impossible. Le grand pont ne sera pas praticable
avant ce soir.
— Eh bien on se battra avec des bâtons !
Et Masséna tourna le dos, désinvolte, pour renouer la
conversation interrompue avec Molitor :
— Le vin, général, il y en a plein la nef. Je l’ai fait
décharger des carrioles de l’intendance qui évacuent maintenant nos blessés.
Lejeune galopait déjà dans la campagne coupée de haies et de
palissades pour rallier Essling et l’Empereur, quand la saoulerie obligatoire
s’organisa. Les obus avaient jusqu’à présent oublié la toiture de
l’église ; une centaine de gros fûts s’empilaient à l’intérieur, que Molitor
fit rouler sous les ormes. Avec cette chaleur du mois de mai que redoublait
celle des ruines brûlantes, et la fumée qui séchait les gosiers, ce fut une
ruée. Environ deux mille voltigeurs épuisés se bousculèrent pour recevoir des
gamelles de métal remplies à ras, qu’ils buvaient comme on s’abreuve, vite,
avant d’y revenir. Sans métamorphoser en guerriers convaincus des garçons qui
avaient davantage envie d’éviter la mort que de tuer, cela finit par les rendre
plus inconscients de leur situation, et leur permit de l’affronter. Ivres, au
moins guillerets, ils s’encourageaient en se moquant des Autrichiens que
Masséna persévérait à canonner afin de les maintenir à distance. Chaque
détonation provoquait des commentaires grivois ou vengeurs, et lorsque les
voltigeurs se trouvèrent regonflés, Molitor les aligna dans des semblants de
rangs, il brandit le drapeau aux trois couleurs où était brodé en jaune le nom
du régiment, et ils le suivirent en marchant bravement dans la grande-rue à
l’extrémité de laquelle l’infanterie du baron Hiller venait de
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