La Bataille
suivre :
— Avec les troupes qui vont franchir le grand pont,
Berthier, combien d’hommes aurons-nous à dépenser ?
— Environ soixante mille, Sire, sans oublier les trente
mille de Davout qui devraient être arrivés à Ebersdorf.
— Davout ! Qu’on le presse ! Les
canons ?
— Cent cinquante pièces.
— Bene ! Lannes, tu enfonceras le centre
autrichien avec les divisions Claparède, Tharreau et Saint-Hilaire. Bessières,
Oudinot, la cavalerie légère avec Lasalle et Nansouty attendront ta percée pour
s’y engouffrer, puis ils se retourneront vers les ailes ennemies massées devant
les villages…
L’Empereur fit un geste à Constant, qui lui posa sa
redingote sur les épaules car le temps fraîchissait. Caulaincourt lui servit un
verre de chambertin et il continua :
— Avec l’appui de Legrand, Carra-Saint-Cyr et les tirailleurs
de ma Garde, Masséna reprendra une position plus ferme dans Aspern. Les
voltigeurs de Molitor, on les tiendra en réserve, ils l’ont mérité. Boudet
défendra Essling.
L’Empereur but et, en se levant, congédia ses invités.
Lannes s’en alla seul, son bicorne sous le bras. Il n’avait pas plus sommeil
que faim. Il traversa le petit pont que les blessés encombraient pour gagner la
maison de pierre où il s’était reposé la veille dans les bras de Rosalie, mais
cette nuit le pavillon de chasse était vide. La fille avait repassé le pont
avant sa rupture, tôt la veille. Il aurait voulu lui laisser un cadeau, cette
petite croix d’argent ciselé incrustée de diamants, qu’il portait à son cou
depuis l’Espagne. Cela le renvoya quelques mois en arrière, à Saragosse, quand
un chapelain espagnol qui gardait le reliquaire de Notre-Dame-du-Pilar lui
avait offert un trésor pour que ses moines aient la vie sauve. Il y en avait
pour près de cinq millions de francs ; des couronnes en or, un pectoral de
topazes, une croix de l’ordre de Calatrava en or émaillé, des portraits, cette
petite croix… Il ouvrit sa veste et sa chemise, attrapa le bijou de sa main
droite et tira d’un coup sec pour casser la chaîne ; avançant vers la rive
sablonneuse, il lança l’objet de toutes ses forces dans le Danube qui ne
cessait de monter. Puis il resta longtemps devant le fleuve qui grondait.
Sur la même berge de la Lobau, à environ un kilomètre plus à
l’ouest, dans les broussailles où débouchait le grand pont flottant, Lejeune et
son ami Périgord attendaient la fin des travaux de consolidation. Pontonniers
et marins de la Garde n’avaient cessé d’y travailler ; il y avait eu
quelques noyades que n’avaient su empêcher les précautions et le savoir-faire.
À vrai dire, les matériaux manquaient et on rafistolait au lieu de construire.
Les deux aides de camp de Berthier considéraient en se désolant l’incessante
sauvagerie des flots, les remous, les vagues aux allures de mascaret, les
troncs déracinés qui se fracassaient contre le fragile édifice. Il aurait fallu
dresser des estacades en amont, ces sortes de digues composées de pilotis et de
chaînes capables de briser le courant, de retenir ou de ralentir les arbres
emportés ou les terribles barques triangulaires que continuaient à envoyer les
Autrichiens. Ces projectiles étaient plus redoutables encore la nuit, malgré
les lanternes accrochées à des hampes, malgré les flambeaux. Lorsqu’on
apercevait un îlot de feuillage ou des arbres transformés par la vitesse en
béliers, c’était presque toujours trop tard, on avait du mal à les dévier de
leur course ; on devait sans cesse réparer ce qu’on venait de réparer, les
travaux s’éternisaient.
Soudain, Lejeune distingua d’étranges formes mobiles qui
semblaient se débattre dans les eaux sombres et remuantes. Il se demanda ce que
les stratèges de l’Archiduc avaient cette fois inventé, mais il reconnut un
troupeau entier de cerfs que l’inondation avait chassé des forêts, et qui
dérivaient, la tête et les bois au-dessus du fleuve. Quelques-uns de ces
animaux s’emmêlaient aux cordages, d’autres étaient jetés sur l’île, et chacun
en les voyant se disait : « Voilà de la viande qui nous arrive à
point… » Un grand cerf avait réussi à se relever sur ses pattes en sortant
des roseaux, et il se secouait, trempé, confiant comme un animal domestique, à
quelques pas de Lejeune. Aussitôt il fut entouré par des soldats dont on ne
savait pas le régiment, car ils étaient en bras de
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