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La Bataille

La Bataille

Titel: La Bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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fredonner les paroles du refrain, sur cette musique
que jouaient les ennemis, par provocation ou parce qu’ils croyaient mener à
leur tour une guerre de libération contre le despotisme. Masséna et Lannes
pensaient aux mêmes choses, ils revivaient les mêmes scènes, ressentaient les
mêmes émotions mais ne se disaient rien. Ils écoutaient d’une mine grave, émue,
absorbée. Ils avaient été jeunes et pauvres et patriotes. Ils avaient aimé ces
couplets guerriers. Voilà que leurs adversaires les leur opposaient comme une
injure ou comme un remords.
     
    Râles, plaintes, gémissements, sanglots, cris et hurlements,
le chant des blessés de l’île Lobau n’avait rien de nostalgique. Les infirmiers
qui n’avaient plus de sentiments, habillés d’uniformes aux éléments
dépareillés, chassaient avec des palmes les essaims de mouches qui se fixaient
sur les plaies. Son long tablier et ses avant-bras dégoulinant de sang, le
docteur Percy avait perdu sa bonhomie. Sans relâche, dans la hutte de
branchages et de roseaux baptisée ambulance, ses assistants posaient sur la
table qu’ils avaient récupérée des soldats nus et presque morts. Les aides que
le docteur avait obtenus grâce à ses coups de gueule, pour la plupart,
n’avaient jamais étudié la chirurgie, alors, parce qu’il ne pouvait suffire
seul aux soins de tant d’estropiés et de tant de blessures diverses, il
indiquait, sur les corps que tordait la douleur, à la craie, l’endroit où il
fallait scier ; et les assistants de fortune sciaient, ils débordaient
parfois à côté des jointures, le sang jaillissait, ils entamaient l’os à
vif ; leur patient défaillait et arrêtait de remuer. Beaucoup succombaient
ainsi d’un arrêt du cœur ou se vidaient de leur sang, une artère sectionnée par
malheur. Le docteur criait :
    — Crétins ! Vous n’avez jamais découpé un
poulet ?
    Chaque opération ne devait pas excéder vingt secondes. Il y
en avait trop à assumer. Ensuite, on jetait le bras ou la jambe sur un tas de
jambes et de bras. Les infirmiers d’occasion en plaisantaient pour ne pas vomir
ou tourner de l’œil : « Encore un gigot ! » clamaient-ils à
voix haute en lançant les membres qu’ils avaient amputés. Percy se réservait
les cas difficiles, il tentait de recoller, de cautériser, d’éviter
l’amputation, de soulager, mais comment, avec ces moyens indécents ? Dès
qu’il en avait la possibilité, il en profitait pour instruire les plus éveillés
de ses infirmiers :
    — Vous voyez, Morillon, ici les fragments du tibia se
chevauchent et sont à nu…
    — On peut les r’mettre en place, docteur ?
    — On pourrait, si on avait le temps.
    — Y en a plein qui attendent derrière.
    — Je sais !
    — Alors qu’est-ce qu’on fait ?
    — On coupe, imbécile, on coupe ! Et j’ai horreur
de ça, Morillon !
    Il essuyait d’un chiffon son visage en sueur, il avait mal
aux yeux. Le blessé, le condamné plutôt, avait droit à une ligne de craie que
Percy traçait au-dessus du genou, on le posait sur la table où des paysans
autrichiens, il y a peu, devaient manger la soupe, et un aide sciait, langue
tirée, appliqué à suivre le trait. Percy était déjà penché sur un hussard qu’on
reconnaissait à ses bacchantes, ses favoris et sa natte.
    — La gangrène s’installe, marmonnait le docteur. La
pince !
    Un grand garçon godiche tendait une pince dégoûtante en se
tenant un mouchoir contre le nez. Percy en usait pour arracher les chairs
brûlées, il tempêtait :
    — Si seulement on avait de la quinquina en poudre, je
la ferais macérer dans du jus de citron, j’en imbiberais un tampon d’étoupe, on
laverait tout ça, on soulagerait, on sauverait !
    — Pas celui-là, docteur, il a passé, disait Morillon,
une scie de menuisier ensanglantée à la main.
    — Tant mieux pour lui ! Au suivant !
    D’un coin de son tablier, Percy ôta les vers qui s’étaient
infiltrés dans la plaie du suivant, lequel délirait, les yeux retournés.
    — Fichu ! Le suivant !
    Deux aides, l’un le tenant sous les bras, l’autre aux
mollets, déposaient le soldat Paradis sur la table du chirurgien.
    — Qu’est-ce qu’il a, ce gars, à part une bosse ?
    — On sait pas, docteur.
    — Il vient d’où ?
    — Il était dans le lot qu’on a ramassé près du cimetière
d’Aspern.
    — Mais il n’a pas été blessé !
    — Il avait des bouts de chair sur le visage et sur

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