La Bataille
d’une lumière de sang. Aspern brûlait
toujours. Un vent persistant poussait des épais tourbillons de fumée noire et
âcre. Quelques formes accroupies se chauffaient à la braise des bivouacs. Le
colonel Sainte-Croix secoua l’épaule de Masséna, qui avait dormi deux heures
entre des arbres abattus. Le maréchal se leva en rejetant son manteau gris, il
se mit à bâiller, il s’étira, regarda son aide de camp en baissant la tête car
le jeune homme n’était guère plus haut que l’Empereur, mais plus fluet, blond,
imberbe comme une demoiselle ; jamais, à le voir, on n’aurait imaginé son
énergie.
— Monsieur le duc, dit-il, nous venons de recevoir des
munitions et de la poudre.
— Faites-les distribuer, Sainte-Croix.
— C’est fait.
— Alors on y retourne ?
— Le 4 e de ligne et le 24 e léger
traversent le petit pont et marchent pour nous rejoindre.
— Allons-y d’abord, il faut profiter de ce brouillard
pour reprendre l’église. Que Molitor ramasse les survivants de sa division.
Les tambours appelèrent au rassemblement, les bataillons se
reformaient, des chevaux bien dressés arrivaient même sans leurs cavaliers.
Masséna arrêta le cheval brun d’un hussard qui devait agoniser dans la plaine,
il le monta sans aide, ajusta la bride à sa main et le fit caracoler dans la
direction d’Aspern. Tout autour des hommes se dressaient, frileux, engourdis
par trop peu de mauvais sommeil, et glissaient à tâtons vers les faisceaux pour
y cueillir leurs armes. Soumis par la fatigue et la fatalité, ils ne faisaient
aucun bruit, ne disaient aucun mot ; on aurait dit des ombres. Ils
suivirent Masséna qui avançait au débouché de la grande-rue. On ne voyait pas à
dix mètres. L’église, que tenait depuis la veille une brigade du baron Hiller,
commandée par le major général Vacquant, était perdue dans la fumée et dans la
brume. Les sabots et les pas résonnaient seuls. Masséna tira son épée du
fourreau, et, de la pointe, il indiquait en silence la marche à suivre aux
rescapés de la division Molitor. Ceux-ci, en colonnes, longeaient les maisons
des deux bords et se regroupaient derrière les arbres ou les ruines qui
encerclaient la place principale.
— Vous apercevez ce que j’aperçois, Sainte-Croix ?
— Oui, Monsieur le duc.
— Ces canailles ont démoli le mur du cimetière et de l’enclos !
On ne peut les attaquer qu’à découvert ! Qu’en pensez-vous ?
— Qu’il faut attendre les troupes de Legrand et de
Carra-Saint-Cyr, pour avoir au moins l’avantage du nombre.
— Et le brouillard sera levé ! Non ! Ce
brouillard nous protège. Qu’on donne l’assaut !
Un millier de voltigeurs mal réveillés se lancèrent au pas
de course contre l’église transformée en citadelle. En plein brouillard,
baïonnettes pointées, ils butaient parfois sur les cadavres de la veille ou
trébuchaient dans les trous creusés par des obus. Les Autrichiens avaient prévu
l’assaut, ils répliquaient en tirant de partout et même du clocher à demi
calciné. Encore et encore, des soldats tombèrent le nez au sol. À ce moment,
entre les tombes du cimetière et la murette éboulée, on devina un major à
cheval qui levait un drapeau frangé d’or ; une troupe compacte surgit pour
l’encadrer, puis, d’un cri, courut au-devant des voltigeurs pour les embrocher.
Au corps à corps tout est permis, certains tenaient leurs fusils comme des masses,
d’autres comme des faux ou des lardoirs, et ils s’étripaient en
rugissant ; d’autres s’observaient une seconde avant de se ruer ; les
hommes à terre y étaient aussitôt cloués, on pataugeait dans les boyaux, on
n’écoutait plus les râles, on tuait pour éviter de l’être, on se heurtait, on
se déchirait avec les ongles et les dents, on s’aveuglait en lançant de la
terre, et avec ce brouillard qui les enveloppait, les combattants réalisaient
toujours trop tard le danger.
Masséna consultait une montre et Sainte-Croix enrageait
d’impatience :
— Nos hommes perdent pied, Monsieur le duc !
Il montrait une cohorte dépenaillée qui refluait en portant
ou tramant des blessés barbouillés de sang. Sainte-Croix insistait :
— Laissez-moi y courir, Monsieur le duc !
— Monsieur le duc, Monsieur le duc ! Arrêtez de me
briser les oreilles avec vos Monsieur le duc ! Duc de quoi,
hein ? D’un hameau italien, d’un symbole ? (et, sur un ton
narquois :) Je ne vous appelle pas
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