La Bataille
sans cesse Monsieur le marquis, mon
petit Sainte-Croix !
Sainte-Croix serrait le pommeau de son épée à s’en blanchir
les doigts. Son père était en effet marquis et il avait été l’ambassadeur de
Louis XVI à Constantinople, mais lui, que sa famille destinait à la
diplomatie, s’était toujours senti attiré par la vie militaire. Il s’était
retrouvé très jeune sous les ordres de Talleyrand, avant de s’enrôler par
faveur dans l’un de ces régiments que l’Empereur avait composés d’anciens
nobles et d’émigrés. Masséna l’avait distingué et emmené à sa suite.
— Surveillez vos nerfs, Sainte-Croix, si vous aimez
commander. Vous avez vu cent voltigeurs refluer ? Moi aussi.
— Je pourrais les remporter à la bataille, si vous m’en
donniez l’ordre !
— Je le pourrais de même, Sainte-Croix.
Et Masséna expliqua au jeune colonel qu’il s’agissait d’user
les Autrichiens également épuisés par un jour de combats, en attendant les
régiments frais. Sainte-Croix avait vingt-sept ans, plus d’impétuosité que
d’expérience, mais il comprenait vite. Il avait un réel talent pour la gloire.
Les récits de l’Iliade avaient remué son enfance. Il avait longtemps
voulu égaler Hector, Priam, Achille, imaginé ces luttes à la javeline sous les
remparts ocre de Troie, quand les dieux devenaient les complices de ces géants
féroces, magnifiques, agiles malgré le lourd métal de leurs cottes et de leurs
jambières. Ce matin il croyait apercevoir Achille, avec son manteau de loup,
son casque orné de défenses de sanglier, ce glorieux brigand dont la déesse
Athéna admirait les mensonges. Sainte-Croix entendit alors des tambours et il
tourna la tête. Des plumets rouges sortaient de la brume. C’étaient les
fusiliers de Carra-Saint-Cyr qui arrivaient.
Lejeune avait la déplaisante impression de s’enfoncer dans
un nuage gris. Il ne reconnaissait plus le chemin parcouru cent fois la veille
entre la Lobau et Essling ; les arbres, les haies surgissaient devant son
cheval au dernier moment et il avait perdu ses repères. Il avançait au pas, se
guidait aux bruits les plus proches. Alerté par un froissement, à sa gauche,
sans doute du côté de la plaine que noyait le brouillard, il tira son épée et
resta immobile ; une masse floue remuait à sa portée ; il appela en
français et en allemand, mais, comme il n’obtint aucune réponse il devina un
péril, fonça vers cette forme indécise en sabrant de toutes parts. Il n’y avait
qu’un gros buisson agité par le vent. Couvert de feuilles et de brindilles
qu’il avait hachées, Lejeune se sentit soulagé et ridicule. Il aperçut enfin
une lueur et se dirigea vers elle avec prudence, sans lâcher son épée. La lueur
disparut quand il s’en approcha. Dans la brume qui commençait à s’effilocher en
fumées, il tomba sur une bande de cuirassiers qui étouffaient leur feu de la
nuit en le piétinant.
— Soldats, dit Lejeune, je dois aller à Essling, ordre
de l’Empereur ! Indiquez-moi le chemin le plus bref.
— Vous êtes trop en avant de la plaine, dit un
capitaine aux joues salies de barbe. Je vais vous donner une escorte pour vous
guider. Même les yeux bandés, mes hommes s’y retrouvent, par ici.
Le capitaine Saint-Didier ronchonna en bouclant sa ceinture.
À cent mètres, des bivouacs brillaient encore malgré la consigne.
— Brunel ! Fayolle ! Et toi, et vous deux,
là ! Allez confirmer à ces imbéciles qu’il faut éteindre tous les
feux !
— Je les accompagne, dit Lejeune.
— À votre aise, mon colonel. Ensuite ils vous
emmèneront à Essling… Fayolle ! Mettez votre cuirasse !
— Y s’croit invulnérable, mon capitaine, dit le
cuirassier Brunel en sautant à cheval.
— Assez de sornettes ! grogna Saint-Didier, qui
ajouta plus bas à l’intention de Lejeune : Je ne peux pas leur en vouloir,
la mort de notre général les a secoués…
Fayolle ferma sa cuirasse et Lejeune le regardait. Il avait
eu des mots, et même des coups, avec ce gaillard qui espérait piller la maison rose
d’Anna.
Le soldat ne l’avait pas reconnu, il ramassait sa carabine
d’un geste machinal et se hissa sur sa selle. Les six cavaliers s’en allèrent
vers les bivouacs allumés. Lorsqu’ils en furent assez près, et que les
silhouettes se dessinèrent mieux, ils identifièrent avec un recul des uniformes
bruns de la Landwehr. Un groupe mangeait des haricots à même le
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