La Bataille
chemise, mais armés de
baïonnettes qu’ils tenaient comme des couteaux. Périgord et Lejeune s’approchèrent
de ce groupe. Le cerf les regardait, une larme au coin de l’œil, saisissant que
sa mort était imminente.
— C’est très curieux, remarquait Périgord. Je l’ai cent
fois constaté dans les chasses à courre, le cerf traqué se raidit, fait le fier
et verse un pleur pour attendrir le chasseur.
— Edmond, vous qui avez des manières, dit Lejeune,
essayez au moins de tuer proprement cette bête.
— Vous avez raison, mon cher, ces gueux ne savent tuer
que les hommes.
Périgord poussa le cercle des soldats :
— L’animal est essoufflé, messieurs, mais laissez-moi
faire. Pour ne pas abîmer la viande, je sais m’y prendre.
D’un coup d’épée bien ajusté, Périgord ouvrit la gorge du
cerf, qui trembla sur ses pattes avant de s’effondrer, langue dehors, yeux
ouverts, avec, toujours, cette larme.
Les soldats s’emparèrent de leur proie et la découpèrent en
quartiers qu’ils allaient griller. Ils avaient faim. Lejeune se détourna et son
ami le suivit après avoir essuyé son épée dans l’herbe. Un adjudant hirsute
arriva au pas de course pour les avertir :
— Ça y est ! Le pont est en état.
— Molto bene, s’écria Périgord en imitant la
voix de l’Empereur.
— Merci, dit Lejeune, qui pouvait envoyer un courrier à
Vienne avec sa lettre pour Anna.
— Vous venez, Louis-François ? Allons prévenir Sa
Majesté.
Ils montèrent sur les chevaux que leurs écuyers tenaient un
peu plus loin, dans une clairière réservée aux officiers. Ceux-ci ne chantaient
plus comme la veille. Couchés dans leurs manteaux, ils regardaient un ciel sans
étoiles et la dernière rognure d’un croissant de lune. D’autres caressaient la
pelouse d’une main distraite, comme si c’était un dos de chat ou une chevelure
de femme. Ils se reposaient en rêvant à la vie civile.
L’Empereur était à son bivouac, les mains dans le dos,
debout devant ses cartes que Caulaincourt avait chargées de cailloux pour
qu’elles ne s’envolent pas. Il méditait sur la bataille à venir. Le sort lui
semblait favorable. Aux mêmes Autrichiens fatigués par un jour de combat, il
allait opposer des troupes neuves et alertes. Il les lancerait toutes dans
l’offensive, là où l’ennemi était le plus faible et le moins nombreux, au
centre, comme il l’avait annoncé à son état-major pendant le dîner. Quand
Lejeune et Périgord vinrent lui certifier que le grand pont était enfin solide,
il n’en fut même pas content. C’était prévu. Les événements se dérouleraient
désormais selon son plan, qu’il saurait modifier au gré des circonstances et
avec sa rapidité coutumière. Napoléon se sentait fort. Il ordonna que les
troupes de la rive gauche passent le Danube et rejoignent les abords de la
plaine. Caulaincourt et son mameluk Roustan l’aidèrent à se hisser sur un
cheval pour qu’il puisse assister au défilé de ses nouveaux régiments. À ce
moment retentit un coup de feu, une balle s’écrasa sur l’écorce d’un orme en
frôlant l’Empereur. Il y eut un mouvement de panique. Un tireur autrichien,
caché à moins de deux cents mètres, avait ajusté son tir sur le turban en
mousseline blanche du mameluk.
— Pourquoi vous affoler ? dit l’Empereur. Quand on
entend siffler une balle, c’est qu’elle vous a manqué !
Très entouré, il prit le chemin du grand pont. Au milieu de
ce groupe de cavaliers aux uniformes cousus d’or, auxquels il demanda, pour la
mise en scène, d’ôter leurs chapeaux à plumes et de saluer les renforts,
l’Empereur regardait arriver ses soldats. Passèrent d’abord les trois divisions
de grenadiers menées par Oudinot, puis la division du comte Saint-Hilaire, les
trois brigades de cuirassiers et de carabiniers conduites par Nansouty, l’autre
partie de la Garde impériale, l’artillerie enfin, plus de cent canons, et sous
le poids des caisses et des fûts on vit le tablier descendre sous le niveau des
eaux.
À trois heures du matin les Autrichiens recommencèrent à
bombarder. À quatre heures la bataille reprit avec le jour.
CHAPITRE V
Seconde journée
« La mort quelle paix !
Comme Iphigénie je regretterai la lumière du jour ; pas ce qu’elle
éclaire. »
Demi-jour, Jacques CHARDONNE .
La plaine était dans le brouillard. Un soleil rouge, qui se levait
à l’horizon, colorait la campagne
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