La Bataille
Le fer des sabres levés et des
baïonnettes, les ors des généraux, les aigles des drapeaux brillaient au soleil
naissant. Les tambours roulaient et se répondaient d’un régiment à l’autre, ils
se mêlaient, ils confondaient leurs rythmes, ils enflaient comme un tonnerre
permanent et scandé. Les escadrons suivaient en seconde ligne, rangés au bas
des vallons, lanciers bleus de Varsovie, hussards, gardes du corps de Saxe et
de Naples, chasseurs de Westphalie. À ce spectacle, Napoléon pensait qu’il n’y
avait plus de Badois, de Gascons, d’Italiens, d’Allemands, de Lorrains, mais
une seule force ordonnée qui faisait mouvement pour emporter sous le choc les
troupes affaiblies de l’Archiduc.
Tout à l’heure, des cuirassiers en patrouille avaient amené
leurs prisonniers de la Landwehr, avec ces drôles de chapeaux garnis de
feuilles ; l’Empereur les avait questionnés, et le général Rapp, un
Alsacien qui pratiquait leur langue, servit de traducteur ; ils avaient
indiqué et nommé leurs unités, évoqué leur fatigue, leurs faiblesses, leur
défaut de conviction. Lannes allait donc lancer vingt mille fantassins entre la
garde de Hohenzollern et la cavalerie de réserve commandée par Liechtenstein,
ce prince que l’Empereur aurait aimé ambassadeur à Paris. Berthier donna les
dernières nouvelles qu’on venait de lui communiquer. L’église d’Aspern avait
enfin été enlevée et Masséna consolidait sa position. Arrivé de la Lobau,
Périgord confirmait la venue des trente mille hommes de Davout qui marchaient
en ce moment vers Ebersdorf, sur l’autre rive du Danube, et franchiraient le
grand pont dans une heure. Tout semblait conforme aux plans de l’offensive
conçus pendant la nuit. Les six mille cavaliers de Bessières iraient
s’engouffrer dans la brèche ouverte par Lannes pour envelopper l’ennemi à
revers, tandis que Masséna, Boudet et Davout sortiraient en même temps des
villages pour attaquer les ailes adverses. Avant midi, estimait l’Empereur, on
aurait la victoire.
Comme il connaissait son ascendant sur ses hommes, et savait
en jouer, Napoléon décida de longer leurs colonnes pour se montrer. Sa vue les
animerait et multiplierait leur courage. Il se fit amener son cheval gris le
plus docile, grimpa sur un petit escabeau qu’on venait de déplier, monta en
selle.
— Sire, dit Berthier, nos troupes sont en marche,
restez plutôt ici d’où nous découvrons l’ensemble du champ de bataille…
— Mon métier, c’est de les ensorceler ! Je dois
être partout. Ceux-là, je les tiens par le cœur.
— Sire, par pitié, restez hors de portée des
canons !
— Vous entendez des canons ? Moi pas. Ils ont
grondé pour nous réveiller à l’aube, mais depuis ils se taisent. Vous voyez
cette étoile ?
— Non, Sire, je ne vois aucune étoile.
— Là-haut, pas loin de la Grande Ourse.
— Non, je vous assure…
— Eh bien, tant que je serai le seul à la voir,
Berthier, j’irai mon train et je ne souffrirai aucune observation !
Allons ! Mon étoile, je l’ai vue en partant pour l’Italie avec vous. Je
l’ai vue en Égypte, à Marengo, à Austerlitz, à Friedland !
— Sire…
— Vous m’embêtez, Berthier, avec vos prudences de
vieille dame ! Si je devais mourir aujourd’hui, je le saurais !
Il partit, les rênes flottantes, suivi à courte distance par
ses officiers. L’Empereur tenait dans son poing fermé un scarabée de pierre qui
ne le quittait jamais depuis l’Égypte, un porte-bonheur ramassé dans la tombe
d’un pharaon. Il sentait la fortune de son côté. Il savait qu’une bataille
ressemblait à une messe, qu’elle réclamait un cérémonial, que les acclamations
des troupes qui partaient mourir remplaçaient les cantiques, et la poudre
l’encens. Il fit deux signes de croix à la hâte, à la manière des Corses quand
ils prennent une lourde décision. Une clameur électrique l’accueillit chez les
grenadiers de la Vieille Garde disposés en arrière et à gauche de la tuilerie.
En le voyant, le général Dorsenne leva son bicorne et cria :
« Présentez armes ! », mais ses grognards plantèrent leurs
oursons ou leurs shakos à la pointe des baïonnettes en hurlant le nom de
l’Empereur.
Au milieu des troupes qui se disposaient à la lisière de la
plaine, le maréchal Lannes instruisait ses généraux :
— Le temps s’éclaircit, Messieurs, allez prendre vos
commandements. Oudinot et ses
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